Juan Manuel Castro Prieto et Maja Forsslund réinvestissent et interrogent le champ de l’histoire de l’art à travers le médium photographique. Lorsque l’un explore la mémoire collective et la perception des œuvres d’art, l’autre réinterprète avec subtilité les codes de la représentation pour mieux les bouleverser.
Juan Manuel Castro Prieto photographie des œuvres d’art dans des musées à travers le monde, il vient superposer son regard à celui de l’artiste, et donne à voir un point de vue, subjectif et sensible, transfigurant le visible pour le réinventer.
Maja Forsslund a été élève aux beaux-arts et c’est dans un atelier d’étude de nu à Cracovie qu’elle a photographié les modèles pendant les cours. Interrogeant une tradi- tion de la représentation picturale, elle donne, par un savant jeu de décontextualisation, une dimension étrange et inquiétante aux modèles photographiés.
Alors, affirmant l’un comme l’autre que la photographie n’a pas vocation à imiter la peinture ou à dupliquer le réel, tous deux révèlent, à charge de regards, son pouvoir d’expression et de subversion.
Juan Manuel Castro Prieto a parcouru les musées, le Louvre et le Musée d’Orsay à Paris, le Prado et le Musée Thyssen à Madrid pour un projet au long cours. Il y a photographié les œuvres, et pourtant, ses images n’ont pas de vocation documentaire, ce ne sont pas de simples reproductions.
Pas de duplication, mais un regard porté sur une œuvre par Castro Prieto. Alors, se croisent deux regards que plusieurs siècles parfois séparent, celui du peintre ou du sculpteur et celui du photographe. N’en déplaise à Eugène Delacroix qui écrivait «Le daguerréotype est plus que le miroir, il est le calque de l’objet», la photographie n’est pas une tautologie. Car c’est du regard porté, de la question de la perception, visuelle et sensible, d’une toile ou d’une sculpture, qu’il s’agit.
Juan Manuel Castro Prieto interroge l’appréhension d’une œuvre d’art tout à la fois comme le croisement et la superposition de deux médiums de représentation. La subjectivité du photographe s’exprime ici, laissant libre cours à son œil qui s’attache à un éclat, un reflet, une craquelure à la surface de la toile...
L’homme blessé de Courbet, méconnaissable, affranchi de toute dimension morbide, est transfiguré par une sensualité qui n’est pas sans rappeler les saintes exta- tiques. Le cadre du Christ mort de Jean-Jacques Henner se mue en un cercueil qui semble se jouer des lois de la pesanteur. Par le jeu de focale sur l’Origine du monde, il en renforce la portée érotique, tant le regard, troublé par cette nudité ainsi exposée, ne pouvait plus rien voir d’autre.
Et sur ces œuvres, qui appartiennent souvent à la mé- moire collective, le photographe crée le trouble. Par le truchement du processus photographique, il opère une transsubstantiation de l’œuvre, et l’image dans l’image résonne comme un écho.
© Juan Manuel Castro Prieto / Galerie VU'
A première vue, les images de Maja Forsslund sont empreintes d’austérité.
Nus, paysages, portraits, ses photographies, où tout semble repo- ser dans un ordre parfait, sont d’une composition impeccable. Ses prises de vues argentiques, ses tirages délicats, sa maîtrise du clair-obscur ou du raffinement chromatique, confinent avec rigueur à une grande pureté formelle. La photographe suédoise a longtemps étudié aux Beaux-Arts de Paris où son regard s’est aiguisé à l’iconographie classique, à l’étude de l’anatomie, au sens irréprochable de la composition.
Mais, il ne faudrait pas voir là une photographie qui s’affirme comme une simple référence à la peinture, s’inscrivant dans le champ de l’histoire de l’art comme la résurgence photographique d’une tra- dition de la représentation picturale.
AKT. Ces nus, modèles photographiés pendant les cours dans un atelier des Beaux-Arts de Cracovie, sont des figures dont l’acadé- misme et l’exercice de la pose plus ou moins convenue font d’abord écho à l’iconographie de la peinture, du dessin ou de la sculpture et à un usage du 19e siècle : la production de nus photographiés destinés aux peintres (avec Eugène Durieu qui réalisait des prises de vue pour Delacroix, par exemple).
© Maja Forsslund / Galerie VU'
Ni quotidien, ni érotisé, ni étude formelle, ici le corps photographié est pris dans un jeu de contextualisation/décontextualisation. On voit les accessoires, radiateurs, estrades, chevalets environnants, chaussures du modèle... Soudain le nu prend une dimension d’incongruité : le moment de la pose ainsi retranscrit dans son artificialité par l’inscription des éléments de son environnement immédiat révèle toute son absurdité. Ce n’est plus le corps mais le modèle qui est photographié, ce n’est plus le nu mais le déshabillé qui est donné à voir.
Dans le même temps, Maja Forsslund ne livre qu’en partie le contexte de la pose, puisque les étudiants à l’œuvre ne figurent pas sur l’image. Aussi l’absence d’indice sur ce qui se joue renforce le sentiment d’étrangeté puisque celui qui regarde l’image est le seul spectateur de cette scène.
Dans chaque photographie de Maja Forsslund, sous l’apparente sérénité, palpite une inquiétante étrangeté : ce qui semble au pre- mier regard une image familière, suscite immanquablement un sentiment de trouble pour celui qui la regarde.
Par sa remarquable maîtrise formelle et technique, par son indé- niable culture en matière d’histoire de l’art, en mettant en place de subtils points de déséquilibre et de dissonance, Maja Forsslund distille un univers savamment subversif et déstabilisant.
Le livre, AKT, Editions Steidl, accompagne l’exposition. Il est l'un des 14 meilleurs livres photos de l'année 2013 sélectionnés par lensculture. www.lensculture.com
www.laboutiquevu.com
© Maja Forsslund / Galerie VU'