© Yusuf Sevincli
Galerie Les filles du calvaire 17, rue des Filles-du-Calvaire 75003 Paris France
Quand le voyageur débarque à Istanbul « la Magnifique », il découvre au premier regard ces mille minarets, essaim rythmant son immense territoire autant que les bateaux rythment ses mers. Emerveillé, il s’immerge dans le fourmillement de ce peuple et le bruissement de ses mille épopées. Plus rarement, il peut vouloir partir à la recherche de sa scène artistique contemporaine.
Celle-ci est encore éloignée de la tension qu’impose le marché mais pas nécessairement des préoccupations de l’art contemporain, au contraire. Incontestablement, cette ville millénaire est en passe de se forger une place dominante tant elle héberge de nombreux artistes de la zone orientale en son sein. Sa biennale lui vaut déjà l’attention internationale et, à la présence de fondations puissantes et de centres d’art pointus, s’ajoute l’apparition accélérée de galeries pour offrir un programme dynamique.
L’amateur peut aisément se confronter à des travaux dont les préoccupations conceptuelles et politiques rejoignent celles de leurs voisins, tels les artistes activistes libanais, tant ils illustrent les grands débats démocratiques qui secouent la zone. A l’opposé, il est encore fré- quent de tomber sur d’improbables kitscheries mais elles n’offensent personne et répondent, sans doute, au besoin décoratif ancré dans la culture orientale, dont Istanbul réunit tous les motifs et toutes les couleurs. Plus exceptionnellement, on peut découvrir des expressions livrant au regard quelques secrets, parcelles d’intime au parfum d’in- connu qui mêlent, une fois encore, les effluves de l’orient et de l’occident à la manière d’Un thé au Sahara de Paul Bowles. Il ne s’agit plus, pour autant, d’exotisme orientaliste mais de croisements libérant des écritures contemporaines de leurs attaches pre- mières pour venir s’amarrer à de nouvelles rives culturelles. Et ce cabotage marche désormais dans les deux sens. Si, depuis toujours, Istanbul attire l’Européen et le nourrit de sa culture, elle fournit aujourd’hui de plus en plus d’artistes, turques et affiliés, reconnus internationalement. Elle est deve- nue le point d’ancrage d’une scène émergente en- richie par des créateurs de toutes origines, parfois plus libres là que dans leur pays.
Yusuf Sevinçli est turc et stambouliote. Il y est arrivé jeune pour étudier et y vit déjà depuis une quinzaine d’années, entouré par une commu- nauté d’artistes, photographes pour la plupart, avec qui il partage cette passion pour l’image. Chacun d’entre eux reflète à sa manière l’efferves- cence créative de cette scène émergente. Leurs préoccupations et leurs styles sont très divers mais ils mettent en commun leurs expériences, leurs voyages et s’enrichissent de leur échanges, qu’ils soient intellec- tuels ou fraternels.
La frappante singularité de l’image de Yusuf Sevinçli est qu’elle est pour ainsi dire « rescapée »2 , tant il glane ses clichés au hasard de la vie et profite de ses offrandes les plus inattendues. D’un noir et blanc très contrasté, au grain épais et à la surface souvent griffée, ces images fu- gaces de la vie quotidienne s’imprègnent ainsi d’une atmosphère hors du temps. Incidemment, ces photographies ne semblent plus rendre compte de l’instant présent mais d’un monde rêvé et d’une époque incertaine, égarée dans l’échelle du temps. Manifestement, son désir n’est pas de donner à voir la réalité telle qu’elle est, mais plutôt une vison subjective et ressentie du monde.
Dans sa pratique, cet artiste émergent a été influencé, ou plus juste- ment s’est trouvé « libéré », quand il a rencontré une tendance pho- tographique qui s’inscrit dans le champ de l’image contemporaine3 d’une manière différente de celle du reportage ou du documentaire social. Ardemment, même si elle ne porte pas vraiment de nom ni ne peut se définir comme une école, cette mouvance a porté de nombreux artistes en France comme à l’étranger4. Les noms qui s’y rattachent,
Strömholm, Petersen, d’Agata, entre autres, font im- médiatement jaillir de notre mémoire visuelle des images fortes, crues voire agressives (au moins par leur sujet), aux cadrages surprenants, baignées dans une pénombre dense. D’autres noms moins connus résonnent, notamment celui d’Ali Taptik. Une des figures de ce courant en Turquie, il porte dans son travail la noirceur éventuelle de cette ville, évoquant une sexualité exacerbée et une violence qui sourde parfois dans Istanbul.
© Yusuf Sevincli
Comme la photographie turque est encore jeune, elle n’a pas de certitude dans ses ancrages et a besoin de s’ouvrir à de nouvelles perspectives grâce à des apports extérieurs. C’est aussi à cause de cela que cette photographie est passionnante tant elle est libre, enthousiaste et spontanée. A cette « nouvelle » scène se rattachent d’intéressants travaux très divers tant celle-ci absorbe les réfé- rences avec beaucoup de transgressivité. C’est le cas pour Sevinçli car, si son travail a émergé sous les auspices de Pe- tersen, son écriture lui appartient. De fait, sa culture et son histoire alimentent un univers bien différent, unique pour sa douceur et son indicible sensualité. Les images jouent d’une relative noirceur mais elles ne sont ni sombres ni morbides. Au contraire, elles sont ouvertes à la vie. Il y a dans sa posture un désir de ne pas perdre son histoire ni la regarder mourir. A cause de cela, il nous livre les vestiges d’une culture encore vivace dans un pays en pleine mutation, comme par exemple l’image d’une des dernières mai- sons stambouliotes, bâtie en bois, livrée au feu, ou celle d’oiseaux s’envolant du fond d’une ruelle pentue et ruisselante. Ou bien encore, il capte cette vision hallucinatoire d’un réparateur qui ne descendra probablement plus de son lampa- daire tant il semble y être accroché pour toujours. La nostalgie est au coin de l’énième impasse du quartier Beyoglù où Sevinçli se promène à longueur de jour et de nuit, mais la vivacité photographique de ses captations rappelle leur contemporanéité.
A l’occasion, il nous parle d’amour, s’arrête sur le charme d’un corps en livrant au regard un morceau de peau d’où affleure une sensuelle fragrance. Quelques visages enfantins frappent par leur innocence il- luminée, rappelant l’imagerie des frères Lumières ou de Chaplin. Des bambins masqués jouent dans les ruelles et les terrains vagues, tandis que des petites filles surgissent dans des images, telles des merveilles, anges éternels, emblèmes du désir d’enfance. Leurs minois, au regard malin, fixent avec candeur le spectateur, comme ceux de ces jeunes filles que l’on dirait siamoises tant leurs frimousses se serrent l’une contre l’autre.
Yusuf Sevinçli sait aussi saisir les errants et autres noctambules qui colorent Istanbul de mixité et de fantaisie, à la croisée des cultures. Il tire de leurs corps des volumes et des aplats contrastés, tel ce dos d’homme où s’étale un liquide blanchâtre qui rappelle « dripping » abstrait. Il capte souvent un détail, un fragment, comme les jolies jambes au collant percé d’une punkette, des chardons plan- tés dans un vase, l’ampoule pendant d’un plafond écaillé (...) pour lui accorder un autre destin visuel. Les formes surgissent de l’ombre, traversant des rais de lumière et les rayures subies par le négatif, pour créer des prismes et des illuminations. Les images sont généralement structurées par l’éclairage mais peuvent contenir une géométrie de par leur sujet : pans d’immeubles abstraits, ossature de barnum laissé à l’abandon sur une plage lunaire, architectures au futurisme vieil- lot issues des vestiges d’un palais de la découverte décati.
Il n’y a pas nécessairement de message dans l’œuvre de Yusuf Sevinçli, ou alors, il est allusif, comme s’il désirait s’abstraire des remous politiques, pour se soucier de ce qu’il reste de l’humanité, à la manière d’un Sergio Larrain dont les images éclairent le futur douloureux du Chili de leur pureté éblouissante. Ce photographe est en effet un fabricant de rêves en image. Dans les derniers travaux, son errance visuelle s’est élargie à l’Europe où il voyage. De Naples à Paris en passant par Marseille, il poursuit sa quête d’un monde silencieux où seul le bruissement fugace de la vie le maintient en éveil.
Christine Ollier juillet 2013
© Erwan Morère
Les Visions d’Erwan Morère
A rebours de la pratique enseignée aux jeunes photographes contemporains, Erwan Morère privilégie un rendu photographique noir et blanc très dense et favorise une opacité relative de la vision. Il n’hésite pas, même dans certains cas, à jouer du flou. Ces images sont à peine lisibles, le grain est intense, les contrastes poussés à leur maximum. Pourtant, il ne semble pas qu’Erwan Morère retouche ses images, au-delà de certains choix de cadrage, d’une impression sur papier ba- ryté au rendu contrasté ou sur papier mat allié à un encrage saturé dans les noirs. Le principal est réalisé à la prise de vue car c’est en réali- té son contexte et les sujets même qui délivrent à l’œil ces impressions si particulières qu’elles parviennent à faire douter l’analyse perceptive. Pour certaines images, on atteint dans le piqué un tel point de confusion que l’on ne sait plus se décider entre dessin ou parcelle de réalité. Les surfaces sont altérées comme si les climats extrêmes des pays qu’il traverse avaient endommagé la pellicule. A l’origine de son langage on peut ressentir l’influence originelle d’un Strömholm ou d’un Petersen tant par l’usage d’un noir et blanc contrasté et le goût du grain que par des cadrages à contrepied.
Ce type d’écriture singulière, très personnelle, Erwan Morère l’affirme déjà depuis quelques années, notamment avec ses images de Mongolie ou d’Islande car s’il voyage beaucoup, il ne fait pas de photographie documentaire. Les films, rapportés de divers pays, rendent à peine compte des lieux, et si peu des personnes. Les localisations comme les situations basculent fréquemment dans l’imaginaire. Des images fron- tales de montagnes ou des aplats paysagés offrent de subtiles com- positions en plans dégradés et provoquent un effet visuel annulant la perspective et la perception cognitive du ciel, de la terre ou de la mer.
Jean-Luc Amand Fournier décrit son travail en ces termes : Ces territoires semi désertiques, ces immensi- tés, plutôt du Nord dans cette série, du grand Nord même, là où très loin à l’Est, il y a l’Ouest et inversement, Mongolie, Islande, Canada qu’il parcourt sans s’arrêter en train, en avion, en voiture, en stop. On devient compagnon de voyage. Même là sur le bord de la route, même quand ça fait six heures qu’on attend et qu’Erwan, nous montre là-bas, au loin, des maisons, des hommes ou des animaux, même un cirque. Mais la plupart du temps on partage ce flux, ce tourbillon qui brouille la vision, une contemplation en mouvement. Il parle de territoire, il dit aussi que le train, la voiture, le déplacement, sont aussi des territoires. Il n’y a pas de calcul, pas d’enquête. Il part, improvisation pure. Impossible aussi de se situer dans un espace temps. Il semblerait que la vision de l’artiste soit obturée selon un diaphragme personnel mêlant la fugacité de l’instant photographique à un désir d’intemporalité. L’ensemble n’est pas éloigné de l’idée d’un carnet de notes ou de dessins, sans nécessairement devoir opposer cette référence à l’usage du lan- gage photographique. De fait, le résultat n’est possible qu’à partir de celui-ci, il est même l’essence créative de cette œuvre délicate et méditative.
© Erwan Morère
Quand, en France, Erwan Morère s’inspire d’atmosphère maritime pour réaliser des clichés en bord de mer ou sous l’eau, il ne s’agit pas de clichés de vacances idéales. Non, ce sont des images improbables, hallucinatoires : chars à voiles regroupés dans un coin du cadre, tel un troupeau animalier inquiet, nimbé d’un pointillisme neigeux, une méduse traversant un nuage de points noirs et blancs, ou bien encore, des joueurs de pétanque martiens tirant leurs boules dans une latence spatiale. Les repères sont absents, il ne reste plus ici que la vision.
Jusqu’où Erwan Morère a-t-il l’intention d’aller dans le retournement et la disparition visuelle ? Il est beaucoup trop tôt pour le savoir. Cependant, il serait possible de lui imaginer, un instant, un éventuel fu- tur en le rapprochant de certaines démarches qui dérivent aujourd’hui vers le dessin, comme celles de Xavier Zimmermann ou d’Anne-Lise Broyer qui ont tenté tous deux, dans leurs dernières séries, d’échapper à la strict pratique photographique par l’usage du trait. Quand Erwan Morère tire ses images de bords de mer sur un papier dessin où l’encre se dépose en de multiples points, il est lui aussi proche d’un rendu graphique. Mais il préserve toujours une once de réel qui retient le regard au bord du basculement perceptif. S’il « redessine » le monde, c’est toujours par la photographie et, du coup, cela rappelle, par le style accentué, l’esprit du grand Giacomelli avec ces subtils paysages géométriques ou ces prêtres en robe noire, dansant la farandole dans le blanc laiteux de l’image.
Finalement, Erwan Morère semble avoir préféré passer outre la leçon d’objectivité de ses contemporains tant il est à l’aise dans la tautologie de langage emprunt d’une liberté visionnaire qu’il s’est alloué. A une époque où toutes les voies photographiques sont ouvertes et où la langue de l’image se déploie dans toute sa diversité, cela fait sens. De fait, de nombreux artistes sont aujourd’hui tentés par les tech- niques anciennes : réapparaissent les sténopés, les collodions et autres jus photographiques. L’indépendance expressive chez ces créateurs rime souvent avec une appétence poétique et avec le désir d’exprimer un monde intérieur, dissocié de l’objectivité photographique. Toutes ces œuvres redonnent corps à la subjectivité et livrent autant de visions secrètes et intimes.
Bernard Lamarche-Vadel aurait probablement apprécié ce jeune photographe et l’aurait sans doute invité à rejoindre son Atelier photographique français, bannière sous laquelle il sut réunir nombre de photographes à la sensibilité particulière, tels que B. Plossu, J. Rault, A. Claass, B. Konopka, Magdi Senadji en passant par le groupe Noir Limite. Ce philosophe et critique passionné a cerné fort justement la notion d’écriture photographique au-delà d’une notion de style ou d’école. Il semble possible de soutenir ici qu’Erwan Morère en est l’un des dignes héritiers par l’élégance de son langage et la profondeur de son univers.
Christine Ollier juillet 2013