© Denis Dailleux
Galerie Fait & Cause Rue Quincampoix, 58 75004 Paris France
Mahmoud
Quand nous nous sommes rencontrés, un an après la révolution, j'étais au bord d'abandonner ce travail de mémoire.
Nous avons commencé par photographier un père que j'avais rencontré place Tahrir et qui faisait les cent pas avec la photo de son fils accrochée sur son cœur. Cette première rencontre fut douloureuse parce que cet homme avait non seulement perdu son fils mais n'était également pas reconnu comme père de martyr, le corps du garçon n'ayant pas été retrouvé.
Nous sommes sortis, toi et moi, ébranlés par cette rencontre, c'est à ce moment-là que je t'ai demandé de m'aider à trouver des parents qui accepteraient de témoigner.
Durant quatre mois, nous avons rencontré vingt familles. Chaque fois que nous étions accueillis par les parents, tu avais d'abord besoin d'échanger quelques mots autour d'un thé sucré que tu accompagnais toujours d'une cigarette. Lors de ces rencontres tu as très souvent pleuré. Je ne faisais les images qu’après vos longs échanges terminés.
Les prises de vue se déroulaient toujours en ton absence et dans le silence.
Une nuit, après deux mois nourris de toutes ces rencontres, tu m'as envoyé un sms qui disait « La mort est à ma porte. » Je t'ai répondu alors que si c'était trop douloureux pour toi, j'interromprais ce travail.
Deux semaines se sont écoulées et tu as décidé de poursuivre. J'étais d'accord, à condition que tu te protèges de toute cette détresse. Je t'ai dit « Essaie de ne pas trop pleurer ».
Après avoir réalisé le dernier entretien, ce fut comme une évidence : nous avions terminé. Nous souhaitions rassembler tous les parents au sein d'un livre et d'une exposition. Sans doute notre manière de leur rendre hommage et peut-être apaiser leur peine, soulager leur chagrin, leur colère.
Nous avions décidé de prolonger ce témoignage en photographiant la fureur de vivre des jeunes Égyptiens du Caire depuis la révolution, mais tu as trouvé la mort en te baignant dans la mer Rouge par une journée d'été 2012.
Je n'ai jamais rencontré quelqu'un comme toi, un être élégant, unique par ta force et ta fragilité. Quand nous étions ensemble, tu étais égyptien, j'étais français, nous appartenions au monde.
Denis Dailleux
* Mahmoud Farag, artiste et vidéaste égyptien a travaillé avec Denis Dailleux sur ce projet en réalisant au Caire les entretiens avec les familles des victimes. Ces entretiens, retranscrits en arabe, sont traduits et mis en forme par Abdellah Taïa. Malheureusement, Mahmoud est décédé brutalement en Égypte lors de l’été 2012 sans avoir achevé son travail de retranscription et de rédaction, tâche qu’Abdellah Taïa a bien voulu accomplir.
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Biographies
Denis Dailleux
Né en 1958 à Angers, Denis Dailleux vit au Caire depuis de nombreuses années. Il est représenté en France par l’Agence VU et la Galerie Caméra Obscura.
Avec délicatesse et une écriture désormais reconnaissable, Denis Dailleux pratique une photographie apparemment calme, incroyablement exigeante, traversée par des doutes permanents et mue par l’indispensable relation personnelle qu’il va entretenir avec ce – et ceux – qu’il installe dans le carré de son appareil (Denis Dailleux photographie au format 6 x 6).
Sa passion pour les gens, pour les autres, l’a naturellement amené à développer le portrait comme mode de figuration privilégié, célébrités ou anonymes des quartiers populaires du Caire ; avec cette même discrétion qui lui fait attendre que l’autre lui donne ce qu’il espère, sans le revendiquer, en espérant que cela se produira. Alors, patiemment, il construit un portrait inédit de la capitale de cette Égypte avec laquelle il entretient une relation amoureuse, voire passionnelle, pour mêler, entre des noirs et blancs au classicisme exemplaire et des couleurs à la subtilité rare, une alternative absolue à tous les clichés, culturels et touristiques, qui encombrent nos esprits.
Le travail de Denis Dailleux a fait l’objet d’un certain nombre d’ouvrages : Impressions d’Égypte, Éditions de La Martinière (textes de Gilbert Sinoué) ; Fils de roi. Portraits d’Égypte, Éditions Gallimard (textes d’Alain Blottière) ; Le Caire, Éditions du Chêne ; Habibi Cairo. Le Caire mon amour, Éditions Filigranes, et a été récompensé par des prix tels que : le World Press Photo, catégorie portrait stories, le Hasselblad de la ville de Vevey, Suisse, le « Monographies » aux Éditions Filigranes...
Abdellah Taia
Né en 1973 à Rabat, L'écrivain Abdellah Taïa a étudié la littérature française à l'Université Mohamed V et à la Sorbonne. Parmis ses livres, tous publiés aux Editions du Seuil: "L'armée du salut" (2006), "Une mélancolie arabe" (2008), "Le Jour du Roi" (Prix de Flore 2010) et "Infidèles" (2012). Il vient de réaliser son premier long-métrage, "L'armée du salut", d'après son roman éponyme : il sortira en France début 2014.
Depuis le début du printemps arabe, il a publié plusieurs tribunes dans les journaux français et marocains. Ses livres sont traduits dans plusieurs langues.
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Un livre aux Editions du Bec en l’air
Ce livre rend hommage aux martyrs, ces jeunes gens qui ont perdu la vie lors de la révolution égyptienne du 28 janvier 2011, victimes des violences policières et des milices pro-Moubarak. Le photographe Denis Dailleux met en place un dispositif puissant, décliné en trois images – portrait du martyr, portrait de sa famille et photo de son lieu de vie –, qu’accompagnent des textes d’Abdellah Taïa et de Mahmoud Farag racontant la vie du défunt à partir des éléments biographiques collectés auprès de ses proches. Trois ans après cette insurrection, alors que le coup d’État du 3 juillet 2013 a provoqué des centaines de morts et la division de la société, ce travail révèle de manière sensible les trajectoires individuelles qui ont contribué à ce pan majeur de l’Histoire contemporaine.
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Maintenir l'espoir (Extrait du livre : Postface d’Amnesty international) Amnesty International, janvier 2014
Investie depuis plus de 30 ans sur l'Egypte, Amnesty International a depuis janvier 2011 intensifié son travail sur ce pays. En trois ans ce sont près de 150 communiqués de presse, une quinzaine de rapports, des actions urgentes et une série d'actions qu'Amnesty a lancés pour dénoncer les graves violations des droits humains et pour interpeller les autorités et différents régimes qui se sont succédés.
Le travail de Denis Dailleux a ceci de rare et de précieux qu'il donne à la révolution égyptienne une épaisseur, une densité et une intimité inédites.
Ce travail donne ainsi un visage à une révolution qui, commencée le 25 janvier 2011, a en 18 jours emporté un régime répressif et autoritaire que rien ne semblait pouvoir ébranler. Plusieurs millions d’égyptiens sont descendus dans la rue pour crier leur colère face à la répression, au chômage, à l'absence de libertés et d'avenir. Ils ont occupé des places - au Caire, la place Tahrir est devenue le symbole de ce mouvement -, formé des comités de rue pour défendre leur quartier, fait grève, repoussé les attaques des forces de sécurité...
Si ce mouvement de protestation s’est généralement déroulé sans violence, la réponse des autorités a été diamétralement opposée. Elles ont en effet tout fait pour l’étouffer et empêcher qu’il ne s’étende : guerre soutenue contre les médias, interruption des services téléphoniques et Internet, promesses creuses de réformes, menaces et manœuvres d’intimidation, mobilisation de sympathisants progouvernementaux.
Les forces de sécurité ont employé des gaz lacrymogènes, des canons à eau, des fusils, des balles en caoutchouc voire des balles réelles, tuant et blessant également des passants et de simples témoins des événements. Dans certains cas, des véhicules blindés ont foncé sur les manifestants. Les bilans officiels (ceux du ministère de la Santé et de la Population) font état d'au moins 840 morts et 6467 blessés. Il va de soi que les chiffres réels sont plus importants. Des milliers de personnes ont été placées en détention, au secret et beaucoup ont subi des tortures.
Dès novembre 1981, Amnesty International avait écrit au président Moubarak - fraîchement élu - pour l'exhorter à rompre avec les pratiques déplorables de son prédécesseur : arrestations massives d'opposants, recours généralisé à la torture et aux mauvais traitements.
La liste des violences, qui non seulement persistent mais se sont même amplifiées depuis le début de la révolution, celles des manquements et des renoncements des pouvoirs qui se sont succédés, est trop longue. Les vieilles tactiques de répression, le recours à la torture ou à d’autres formes de mauvais traitements restent la norme. Le système judiciaire n’a pas été réformé et la liberté d’expression continue à être restreinte. La discrimination à l’encontre des femmes reste généralisée dans la loi comme dans les pratiques et n’a pas reculé bien au contraire : les agressions sexuelles contre les femmes ont même augmenté. Les minorités - comme les Coptes - sont encore et toujours discriminées.
Dans les périodes de chaos et de bouleversements, s’évertuer à rappeler le droit est plus impérieux que jamais. Aucune transition durable ne peut se faire au mépris du droit, ni en faisant l’impasse sur le respect des droits humains qui doivent être un élément central de tout programme, quel que soit le régime ou le parti. Amnesty International continuera à le rappeler aux autorités, comme elle continuera à dresser la liste de leurs graves manquements. Il est impérieux de continuer à faire pression pour de ne pas trahir les espoirs des martyrs de Tahrir et s’assurer que leurs revendications ne resteront pas que des slogans.