Brassai? Au bistrot, ca. 1930-1932 © Estate Brassai
Hôtel de ville - Paris 5, rue Lobau 75004 Paris France
L’exposition présentée à l’Hôtel de Ville de Paris, du 8 novembre 2013 au 8 mars 2014, relate l’histoire exceptionnelle de la passion qui a uni pendant plus de cinquante ans Brassaï, l’écrivain, le photographe, le cinéaste, aux coins et recoins de la capitale mais aussi à tous ceux, intellectuels, artistes, grandes familles, prostituées et vauriens, bref à tous ceux et celles qui font la légende de Paris.
Répondant peu de temps avant sa mort à une interview sur sa perception de la capitale, Brassaï confessait garder en mémoire trois images de Paris qui se superposaient dans sa tête : « celle des années 1900, le Paris de Marcel Proust, celle de Paris 1924, au début de son séjour qui s’avérera définitif » et celui du Paris éternel.
Brassaï
Hôtel boulevard de Clichy, ca. 1930-1932 © Estate Brassai
Né en 1899 à Brasso en Transylvanie, Gyulus Halasz qui prendra le nom de Brassaï lorsqu’il commencera à photographier en 1929, a en effet toujours considéré ses souvenirs d’enfance parisiens comme autant de « petites madeleines » qui le relient à cette période d’enchantement miraculeuse qu’il convoque sans cesse dans les « archives de sa mémoire ». Il va en effet passer un an dans la capitale et de cette période, il garde le souvenir intense des promenades avenue du Bois où défilent devant ses yeux calèches, landaus, drags et autres silhouettes cavalières qui lui feront rechercher toute sa vie l’élégance et la distinction. Et lorsqu’il quitte ainsi le Bois de Boulogne pour descendre les Champs Élysées, c’est pour rejoindre les Grands Boulevards où il rencontre une jeune personne à peine plus âgée que lui : « le Cinéma » qui s’exhibait dans les vitrines des grands magasins.
Profondément marqué par ces images mentales, Brassaï, qui ne s’est pas encore exercé à la pratique photographique, va, vingt ans après, obstinément rechercher avec son œil infaillible des photographies de l’époque 1900 pour constituer une incroyable collection sur les lieux et modes de vie tant aimés. Retrouvé dans les archives de l’artiste, ce corpus d’images soigneusement choisies, ouvre l’exposition qui se développe ensuite avec les premières photographies de Brassaï, réalisées pour la plupart entre 1930 et 1933, et qui reprennent des thèmes identiques, à savoir les jardins publics, puis les vitrines le long des Grands Boulevards qui juxtaposent, non sans humour, lingerie fine et colleurs d’affiche perchés sur leur échelle devant les promeneurs nonchalamment assoupis.
Brassaï
Le premier bateau, 1929-1930 © Estate Brassai
Brassaï développe ensuite son ode à l’élégance, soulignant la pureté de l’architecture de la place de la Concorde, le graphisme de la Tour Eiffel ou l’inventivité architecturale des pavillons de l’Exposition universelle de 1937. Alors il retrouve ses impressions d’enfance pour évoquer les courses à Longchamp ou les réceptions de la Grande Cascade ou du Ritz : les héros de Marcel Proust n’ont pas encore disparu.
Lorsqu’il rejoint enfin Paris en 1924 après ses études d’art à Berlin, Brassaï, qui s’exprime en hongrois et en allemand, est incapable de par- ler français sans l’aide de ses amis, Lajos Tihyani, les frères Korda ou André Kertesz ; mais c’est à l’hôtel des Terrasses où il s’est installé qu’il va peu à peu rencontrer Desnos, Prévert qui vont l’introduire dans le milieu brillant des artistes et intellectuels qui feront la renommée des années folles à Montparnasse.
Correspondant de journaux roumains, de magazines hongrois et allemands, on lui demande de relater des histoires à sensation, il s’engage alors dans l’exploration de la ville qui lui apparaît comme la terre d’élection du hasard, des rencontres fortuites, du merveilleux.
Il comprend bientôt que seule la photographie va lui permettre de restituer ces atmosphères, ces émotions singulières et s’essaye à transcender le réel en surréel en traquant dans la lumière nocturne de la ville un Paris inconnu insolite, parfois méprisé. Il compose alors son Paris de nuit, publié en 1932, ouvrage qui inscrit le jeu de l’obscurité, de l’ombre, de la pénombre et a contrario des éclats de lumière au cœur de son œuvre.
Brassaï
Le ruisseau qui serpente, 1931-1932 © Estate Brassai
Au cours de ces promenades exploratoires nocturnes qui le conduisent dans les endroits les plus secrets de Paris, Brassaï prend l’habitude de noter et de dessiner, sur de petits cahiers d’écolier, l’adresse de ces murs décrépis qui composent, pense-t-il, la plus grande galerie d’art primitif : il en dessine les accidents, les traces de salpêtre, les papiers déchirés, les éclats du froid et les graffiti.
En raison de leur fragilité, de leur caractère éphémère, il lui faut prélever ces derniers, les sauver d’une mort annoncée et de l’oubli, les faire connaître afin de faire sortir de l’ombre « l’art des humbles dépourvus de culture et d’éducation artistique, réduits à créer tout de leur propre fond, à tout réinventer de leur propre impulsion. Un art que l’on ignore et qui s’ignore... »
Alors, dans le droit fil de la pensée de Brassaï, ces graffiti patiemment prélevés, sont restitués à chaque créateur anonyme en un mur aléatoire où le sujet, les dimensions ou les supports – tapisserie et épreuve – les exposent en majesté.
Cette même année 1932, Tériade l’introduit auprès de Picasso qui, impressionné par l’atmosphère si particulière de sa vision nocturne lui confie la mission de photographier son œuvre sculptée jusqu’alors inconnue. Débute alors une longue amitié qui durera jusqu’à la mort du Maître et qui donnera naissance à deux ouvrages Conversations avec Picasso et Sculptures de Picasso. L’artiste que l’on sait très réticent à laisser pénétrer des étrangers dans son atelier lui ouvre néanmoins les portes de Boisgeloup, de la rue La Boétie et celle des Grands-Augustins et Brassaï qui a appris de Picasso que « la manière dont un artiste dispose les objets autour de lui est aussi révélatrice que ses œuvres » cadre fidèlement les coins et recoins en autant de collages qui associent les œuvres, les objets et les souvenirs délaissés. Si les deux hommes déjeunent volontiers au Flore ou chez Lipp où se rassemblent Sartre, Cocteau mais aussi les galeristes qui feront la réputation de Saint Germain des Prés, ils se découvrent bientôt des goûts semblables pour la beauté féminine et l’atmosphère dénudée des Folies Bergère.
Brassaï
Vue nocturne sur Paris de Notre-Dame, 1933-1934 © Estate Brassai
Plus inattendue demeure leur attirance pour le mystère des fêtes foraines ou leur fascination pour les héros du cirque qui les ont littéralement « envoûtés » selon les propres termes de Picasso ; le cirque Médrano devient rapide- ment leur référence alors que, fascinés par la beauté des écuyères, la lutte éternelle des funambules et des acrobates contre le danger de la pesanteur, et le rire illusoire du clown, ils s’inspirent de ce monde d’illusions dans lequel se débat l’être humain.
La publication de Paris la nuit fut une véritable révélation et c’est dans ces espaces labyrinthiques qu’il côtoie « ces vrais noctambules, ceux qui appartiennent au monde du plaisir, de l’amour, du vice, du crime et de la drogue », ce que Prévert définit comme la beauté dans le sinistre. La nuit tombée, on le retrouve dans les cabarets de Montparnasse, entre grands bourgeois, artistes et demi-mondaines en quête d’insouciance, de plaisir des sens et de ce parfum d’interdits, mais il fréquente aussi les bals musette de la rue de Lappe où l’accordéon est roi. Puis il repart photographier aux Halles les scènes de rues à la rencontre des prostituées et de leurs souteneurs, des malfrats des ruelles obscures ou des travailleurs de la nuit.
Brassaï
Montmartre, 1932 © Estate Brassai
Avec Paris de jour, comme il dénomme le corpus qui rend un vibrant hommage à la capitale, à ses monuments et à ses habitants, Brassaï souhaite étonner « avec les choses devenues banales et que l’on ne voit plus » ; il se fait alors « pillard de beautés de toutes sortes », tels les chaises du Luxembourg sous la neige, les sacs de sable de la Concorde, le platane qui présente sa peau à nu...
Il sait capter l’esprit de chaque quartier : la foule élégante de la rue de Rivoli, les amoureux sur la balançoire, les badauds masculins perdus dans la contemplation des soieries féminines ou les cartomanciennes sur les Grands Boulevards. Ses sujets sont simples, sans détails superflus car si « tout peut devenir banal, tout peut redevenir merveilleux. »
À Paris, dira-t-il, « j’étais à la recherche de la poésie du brouillard qui transforme les choses, de la poésie de la nuit qui transforme la ville, de la poésie du temps qui transforme les êtres... »
Brassaï
Nuit de Longchamp, 1937 © Estate Brassai