PIERRE JAHAN BUSTE A LA FOIRE A LA FERRAILLE, PARIS ca 1947/ Tirage sur papier argentique noir et blanc d’époque © Pierre Jahan
Galerie Michèle Chomette 24, rue Beaubourg 75003 Paris France
En photographie comme en musique il est des compositeurs dont les airs se fredonnent en sourdine, délicieusement tenaces d’une génération à l’autre, sans d’autant être souvent au programme de concerts prestigieux mais en demeurant plus présents au monde que la plupart de ceux que l’histoire ou que l’actualité encense.
Cette petite musique jouée modestement entre ombre et lumière tout au long d’une vie vouée à la photographie n’est pourtant pas le caractère essentiel de l’œuvre de Pierre Jahan. Car cet écran de fumée a protégé un artiste farouchement épris de liberté, peu soucieux de l’air du temps et peu enclin aux courbettes relationnelles. Ainsi il a pu à sa guise composer en secret des morceaux majeurs dans les différents registres que son tempérament le poussait à explorer, en abordant sans vergogne et avec dextérité toutes sortes de fantaisies créatives, qu’il s’agisse de bousculer sujets, formes, techniques, ou mises en jeu esthétiques.
Depuis 1986, la galerie michèle chomette s’est donné pour mission de favoriser les découvertes que son œuvre réserve, d’abord en faisant tomber ses défenses pour dénicher de son vivant des séries inédites et des images importantes, puis en creusant le fonds pléthorique déposé après sa mort à l’IMEC dont l’accueil et le concours furent précieux à ses recherches.
Les expositions personnelles de Pierre Jahan qui se sont succédées à la galerie (1986- 1988-1998-2005) avaient pour principe de mettre chacune en évidence série ou ensemble constitué et élaboré par le photographe selon son propre projet de l’époque des prises de vue, alors que notre hommage en 2003 comme celui sur notre stand à Paris Photo 2011, ainsi que la monographie dont l’a honoré le Musée Réattu, Arles, en 2010, étaient de nature rétrospective et restituaient à la fois son parcours et la diversification de ses champs de production.
En 2013, l’exposition va s’articuler en constellations d’images, où chaque étoile dominante sera appuyée par celles qui gravitent à l’intérieur de son système d’attraction. Que ce soit par nécessité pour le travail d’un sujet en profondeur ou le compte rendu d’un événement, ou par les similarités de mise en œuvre plastique et de traitement en laboratoire ; ou encore et surtout par les échos et les variations que l’artiste affectionnait en égrenant ses gammes ad libitum. Le propos est d’éclairer l’œuvre de Pierre Jahan de l’intérieur et de faire prendre conscience de la persistance lumineuse des points d’orgue qu’il nous a offerts dans plusieurs registres, dont certaines icones seront isolées en majesté au fil des salles.
Ainsi brilleront particulièrement une douzaine d’étoiles depuis longtemps consacrées:
- Fortune 1938 – première affiche de la Loterie Nationale
- Masque et fumée 1933 -
Les balayeurs encadrés du Retour des œuvres au musée du Louvre 1947
- Le repos du guerrier 1938 – un coiffeur à sa fenêtre
- Le marinier repeignant sa péniche de La vie batelière 1938
- Le pendu des Puces 1943
- Portrait d’un ange 1947
- La main aux yeux de verre 1947
- Les visages renversés des amants de Plain Chant 1947
- Le Corps du délit 1949 – nu qui valut un procès à l’artiste
- La cinquième colonne, écroulée du Crillon, sur La Concorde, à la Libération de Paris août 1944
- Henri II et Catherine de Médicis des Gisants de la cathédrale Saint Denis 1949
- Jaillissement d’écume, Le Havre 1935
Pierre Jahan, Libération de Paris, août 1944© Pierre Jahan
Tirage argentique noir et blanc d'époque, signé et daté au recto et au verso
Avec l’excitation de voir apparaître au firmament des astres inconnus jusqu’alors :
- La Tour Eiffel 1937 et 1933, deux très belles images : ses entrailles et en ombre douce au sol,
- Visage de plâtre 1946, noyé dans une masse de cheveux
- Une étude publicitaire mousseuse pour Le Savon de Marseille Le Chat 1937
- Un buste féminin ligoté, comme surpris dans son déshabillage, à la Foire à la Ferraille vers 1947
Ces corps célestes auraient à eux seuls justifié une exposition, mais sachant à quel point la photographie aime sortir en bande et vu la difficulté à résister à l’attraction de tant d’autres galaxies d’images, va être dressée une carte du ciel de l’itinéraire artistique de Pierre Jahan, puisqu’il appartient à la galerie d’en rendre compte. D’où une mise au mur constellée d’images satellites dont les accords résonnent au sein de chaque série tout en essaimant leurs notes plus largement d’un ensemble instrumental à l’autre. Simultanément se dessinera une sorte de Carte de Tendre en pays Jahan où, que l’on emprunte le fleuve Inclination ou l’une des rivières Estime ou Reconnaissance, chacun s’y sentira guidé vers sa propre rencontre de l’artiste.
Ces extraits polarisés permettent d’accéder à l’œuvre de Pierre Jahan en choisissant sa porte puis, en ouvrant les autres, d’appréhender son étendue et sa diversité tout comme la maîtrise, l’inventivité et la liberté frondeuse qui y présidaient, ainsi que son usage très personnel d’une lumière cinématographique ombreuse pour des ambiances tendres ou dramatiques. Ce, qu’il s’agisse des Nocturnes urbains 1932-1936, des Etudes de nu 1947-1950, des images en temps de guerre oscillant du reportage (Libération de Paris, août 1944) à la métaphore (Les poupées de Hérault 1942-1943) ou à l’élégie qu’appuya Jean Cocteau (La mort et les statues 1942-1943), comme des Etudes pour la publicité 1939-1950, parfois refusées par des commanditaires rebelles à l’humour sans frein de Pierre Jahan, ou enfin des connivences surréalistes qu’il entretint sa vie durant sans le moindre dogmatisme mais en funambule entre poésie, étrangeté et burlesque.
Ne pas se prendre au sérieux, traiter sérieusement son medium, se saisir de toutes les opportunités de faire image, qu’elles lui surgissent à l’œil ou à l’imagination, associer travail constant, voire obstiné, et distraction rêveuse, ainsi vécut ce lutin photographe. De là à affirmer qu’il fut un spécialiste de l’écart serait exagéré, il alliait un tempérament ombrageux au culte de la plaisanterie, se révélait bon vivant mais préférait s’enfermer dans l’atelier hétéroclite qu’il s’était ménagé dans un appartement haussmannien submergé de boîtes de tirages, de rangées de centaines d’albums originaux où il classait agrandissements et contacts, déjà en formant des constellations, par thèmes ou projets-maquettes de livres. Il y trônait une malle ancienne où selon les tiroirs on voyageait d’une planète à l’autre dans ce qu’il considérait comme ses meilleures photographies, avec parfois un certain manque de discernement, l’écart encore ...
La galerie s’est attachée à privilégier sa période maîtresse de production, des années Trente aux années Soixante, et bien évidemment ses tirages de l’époque sur de beaux papiers argentiques qu’il aimait monter lui-même sur des supports carton, mais dont il n’hésitait pas à découper certains éléments pour les recycler dans les collages et les photomontages qu’il pratiqua avec fantaisie et provocation des années 1940 jusque tardivement. Là il cultivait sciemment l’écart, le télescopage, le dérapage, pas seulement dans la forme mais dans le détournement du contenu de ces fragments alors que l’image entière originelle relevait encore du réel photographié, pour les charger d’un tout autre sens, principe surréaliste s’il en fut.
L’œuvre de Pierre Jahan bien sûr participe de la succession des enjeux historiques et esthétiques de son médium entre les Années Trente et Soixante, mais elle a adopté une musique particulière, s'est éclatée en différents concertos avec bonheur, celui que procure la création quand elle résulte de la fidélité à soi-même comme homme et comme artiste.
Michèle Chomette
Pierre Jahan, Le corps du délit,1949 © Pierre Jahan
Tirage sur papier argentique noir et blanc d’époque, titré sur montage,
article du Canard Enchaîné, signé d’Yvan Audouard, daté 1949, au verso
Photographies et vignette © Pierre Jahan