© Michel Mazzoni
Soliloque optique
Soustrait au regard mais soumis à l’intensité du visible.
Ce paradoxe pourrait servir d’entrée dans le monde de Michel Mazzoni. Tout semble y avoir disparu, les êtres ne laissent que les traces de leur passage ou bien, lorsqu’ils se manifestent, l’occultation des visages - toujours féminins - expose dans cette indifférence feinte l’écran sur lequel peut se projeter le désir.
Il s’agit d’un voyage initiatique autant que d’une fuite dans la mémoire : des images de traverse. De ce qui est traversé : chemin, couloir, percée, sente, escaliers et trouées, routes. Toujours des images mentales, d’un noir et blanc iridescent jusqu’à l’éblouissement parfois - images qui nous viennent après un effort tel que la course et la quête de soi.
© Michel Mazzoni
White Noise est un lieu découpé en séquences temporelles, des impressions, des sensations, des souffles de chaleur optique comme on l’imagine dans les zones où le danger reste invisible et pourtant présent, dan- gereux en cela même qu’il ne peut être détecté que par la paranoïa.
Inspiré par un cinéma d’anticipation qui postule l’avenir comme vétuste, un futur contenu dans la mémoire, l’univers de White Noise est une suite de photogrammes imaginaires prélevés dans les salles obscures. De ces scènes où les personnages tentent de prononcer des mots mais restent bouche bée. Il y a dans White Noise une cinéphilie sourde qui rayonne. De Marker à Antonioni en passant par Tarkovski, on trouve chez Mazzoni une communauté de pensée avec des cinéastes qui ont su conjuguer la recherche fondamentale des formes et l’expression sensible.
Les photographies composent toutefois un univers propre, leurs qualités optiques en font des vues et non des plans, et ce qui se joue entres-elles, par soustraction, est l’essentiel.
© Michel Mazzoni
Dans cette traversée de la zone, le détail et le plan large dialoguent comme le font la nature et les constructions, l’intérieur et l’extérieur. Car tout est régi par l’inconscient optique. Ce que l’on voit en périphérie de l’intention du regard et qui impressionne plus encore que l’objectif visé. Lorsque le point de vue se renverse et dirige le regard vers le haut, il se confronte le plus souvent aux sources lumineuses, et s’y brûle. Lorsqu’au contraire l’objectif se dirige vers le bas, le détail des matières naturelles ou artificielles impose son régime optique, et l’on s’y noie.
Grillages, rideaux de brindilles, fourrés et frondaisons, portes et paravents, chevelures : les visions frontales trouvent toujours sur leur chemin un obstacle qui contraint le regard à percer jusqu’au plan suivant pour accomplir la géométrie perspective. Parfois nous devons renoncer. Cette frustration est en réalité une incitation à poursuivre le voyage, changer d’axe, repenser le parcours, intellectualiser les sensations pour en faire des repères dans l’espace mental.
© Michel Mazzoni
On ne sait plus très bien si l’on peut voir sans parvenir à regarder, ou bien, symétriquement, si l’observation intense se trouve soudain privée du sens même de la vue pour se résoudre en une pure image mentale. Longtemps, l’image n’a été conçue que sur le mode du fait de conscience, comme une «sensation renaissante» c’est-à-dire un rappel, une mémoire de la sensation perceptive. Pour dépasser le psychologisme, la phénoménologie a intégré les images «choses» pour parler comme Sartre dans L’Imaginaire. Comment concilier ces images choses (les tableaux, les photographies, le jeu des acteurs) et l’image comme fait de conscience ? Comment rapprocher jusqu’à les confondre ces deux régimes de l’image ?
White Noise semble, à sa manière, procéder d’une fusion des deux degrés de réalité de l’image en produisant cette matière du visible.
Mais pour quel récit ? White Noise n’est pas un enchaînement logique d’images, plutôt un montage disruptif. À toute recherche naturaliste se substitue des faux raccords sur le mode de ce que Deleuze appelle «image cristal». C’est bien entre les images - dans les «blancs» du «bruit» visuel que se couture l’ensemble de White Noise.
© Michel Mazzoni
Ces coutures sont aussi des cicatrices, c’est-à-dire des marques de corps. Ce corps est féminin et désiré, car White Noise est aussi, surtout, un livre sur le désir. La sensualité s’y exprime optiquement, par le jeu des profondeurs de champ - aux jonctions entre les plans de netteté et de défocalisation - et iconographiquement : dans la présence symbolique des orbes lumineuses et biomorphiques. Les bustes féminins sont sans regard, sans visage, mais ce qui se refuse donne au cadre de l’image des motifs sensuels qui tranchent avec l’inhumanité de la contrée traversée.
White Noise est à sa manière un poème épique éparpillée par une mémoire défaillante. Une suite d’impressions visuelles et muettes, les images mentales du désir, de la solitude, de l’expérience : la bande-son d’un soliloque muet.
Michel Poivert / 2013
Le livre:
WHITE NOISE
Photographies de Michel Mazzoni Texte de Michel Poivert
Design : Dojo Design Edité par ARP2 Editions. 32 images, 64 pages. Tiré à 500 ex dont 25 signés et numérotés avec une photographie originale
ISBN 978-2-930115-22-1
Photographies et vignette © Michel Mazzoni