Le 22 juillet dernier, une bannière explicite, et indéniablement bien faite, s'affichait en page d'accueil de Mediapart : « Affaire Bettencourt : Mediapart censuré ». La décision de justice de la procédure judiciaire lancée en juillet 2010 par Liliane Bettencourt et son gestionnaire de patrimoine Patrice de Maistre vient en effet de tomber, Mediapart doit supprimer. Supprimer pas moins de 70 articles faisant référence aux enregistrements recueillis par le majordome de Liliane Bettencourt, grâce à un magnétophone dissimulé dans son cabinet. Ses enregistrements ont fait, dans l'histoire déjà rocambolesque de la Saga Bettencourt, un véritable raz de marrée.
L'affaire, au préalable plus proche de la sphère privée est, avec ces révélations, tombée indiscutablement dans la sphère publique. Pourtant, comme nous l'a confié Edwy Plenel, directeur de la publication de Mediapart, « la décision de justice dénonce une atteinte à la vie privée, qui a donné lieu à cette décision de justice, contraignant Mediapart à supprimer tout contenu mentionnant ces enregistrements, et de ne pas en faire état à l'avenir. »
Mais revenons pas moins de six ans en arrière, là où tout à commencé ou plutôt, par qui tout a commencé. François-Marie Banier, photographe, se lie d'amitié avec le couple Bettencourt en 1969, alors que l'artiste serait connu, reconnu (et non des moindres apparemment) dans le milieu. Des liens se tissent, et l'héritière de l'Oréal (Liliane Bettencourt est toujours la fille d'Eugène Schueller, fondateur de l'empire cosmétique L'Oréal, dont elle en est l'unique héritière) et son époux André ne quittent plus leur nouveau protégé.
Mais en novembre 2007, André Bettencourt décède, alors que la santé de Liliane se dégrade depuis déjà plusieurs années, puisqu'elle souffrirait de « leucoaraïose hémisphérique », une raréfaction de la substance blanche dans le cerveau qui provoque des problèmes neurologiques pouvant aller jusqu'à la démence. Ainsi commence vraiment l'histoire sans fin Bettencourt, puisque les dons de l'héritière envers son protégé Bannier se multiplient en sommes exorbitantes, tandis que l'unique fille de la 2e plus grande fortune de France décide de se rebeller devant trop de générosité. S'ensuivent multiples, très multiples histoires, dont assurément, nous pourrions en faire une série télévisée en plusieurs saisons.
Les choses se corsent, lorsque Françoise Bettencourt-Meyers, la fille, décide de faire appel à la justice pour dénoncer l'entreprise mise en place, d'après ses dires, par le photographe Bannier pour déposséder Liliane Bettencourt d'importantes sommes d'argent. De polémiques, règlements de comptes en humiliations publiques, le linge sale Bettencourt est lavé en public et l'instruction suit son cours. Finalement, pour les français, rien de plus qu'une affaire familiale de – très – gros sous.
Mais en mai 2010, un élément vient pimenter l'affaire, et lui donner une toute autre tournure. Liliane Bettencourt est piégée par son majordome qui, de mai 2009 jusqu'à son départ en mai 2010, dissimule un dictaphone dans la salle de réunion de la milliardaire. Ces enregistrements révèlent bien des secrets prodigieusement dissimulés comme des fonds importants de sa fortune mis à l'abri dans des paradis fiscaux, ou encore l'implication d'Eric Woerth, alors ministre du Budget, ou certains propos concernant Nicolas Sarkozy... Bref, un vaudeville d'ordre privé, qui tombe subitement dans la sphère publique, suite à ces révélations.
Ces enregistrements ont été alors relayés par Mediapart, « journal d'information numérique, indépendant et participatif ». Seulement voilà, ces révélations soulevant bien des scandales, la justice prend part à l'affaire, et Liliane Bettencourt, épaulée par Patrice de Maistre (qui, soit dit en passant, a été promu le 14 juillet 2007, au grade de chevalier de la Légion d'honneur, sous l'ère sarkozienne, des mains d'Éric Woerth, alors ministre du Budget) attaque Mediapart en justice.
Le résultat, trois ans plus tard, la censure pure et simple des informations liées à ces enregistrements. « Si nous ne supprimions pas ces articles, nous devions verser 10 000 euros par jour et par infraction, ce qui mettait bien entendu en péril économiquement parlant Mediapart. Nous avons donc été contraints de le faire » précise Edwy Plenel. Il ajoute que « l'atteinte à la vie privée a été l'argument de cette condamnation, ce qui n'est pas le cas ici, puisqu'il ne s'agit pas de la vie privée de Liliane Bettencourt, ces enregistrements traitant d'évasion fiscale, de fraudes, de conflits politiques, bref concernant donc la sphère publique. » C'est, pour le président du média « totalement excessif et disproportionné, la protection de la vie privée ne doit pas être un alibi pour protéger des délits de cette ampleur. » La seule issue pour Mediapart, le pourvoit en cassation : « si cela ne fonctionne pas, nous sommes prêts à aller jusqu'à la Cour européenne des droits de l'homme. A l'ère du numérique, toutes les informations sont publiques, et bien d'autres médias ont diffusé ces informations. »
Les médias et le public se mobilisent donc pour dénoncer cette censure, grâce àhttp://blogs.mediapart.fr/blog/la-redaction-de-mediapart/110713/plus-de-51000-personnes-ont-signe-lappel-nous-avons-le-droit-de-savoir">. Le Soir, premier site d'information en Belgique francophone a mis en ligne les contenus censurés par Mediapart.
La solidarité fait rage, en espérant que justice soit faite sur cette grave atteinte à la liberté de la presse.
Claire Mayer