© Christian Lutz, De la serie Tropical Gift, 2010
Musée de l'Elysée 18, avenue de l'Elysée 1014 Lausanne Suisse
Christian Lutz, Trilogie
New York, 2003. Autour du président de la Confédération helvétique, Pascal Couchepin, s’agite un déploiement sécuritaire spectaculaire. Cette image frappe l’œil du photographe qui se trouve sur place. Christian Lutz s’invite dès lors dans les valises de la délégation ministérielle et suivra ses différentes activités de représentation durant trois ans. En 2007, il sort le premier ouvrage de ce qui deviendra bientôt sa trilogie sur le pouvoir, Protokoll. Il poursuit avec Tropical Gift, en 2010, sur le commerce du pétrole et du gaz au Nigeria. Après les mises en scène rigoureusement codifiées du politique, l’objectif incisif du photographe soulève les trappes malodorantes d’un pouvoir économique mortifère, tout en convoquant une poésie visuelle troublante. Dans son viseur et sans préavis, la réalité glisse vers un thriller entêtant. Les deux premiers volets de la trilogie s’exposent dans le monde entier et inscrivent Christian Lutz parmi les photographes qui comptent aujourd’hui.
La troisième série, In Jesus’ Name, encore inédite, connaît un tout autre sort. Pendant une année, Christian Lutz s’immerge dans une communauté évangélique basée à Zurich. Célébrations et concert de rock, camps de vacances, dons de sang, il photographie tous les événements auxquels il est convié. Or le livre, à peine sorti en novembre 2012, se voit interdit par la justice zurichoise. Vingt-et- une personnes apparaissant dans l’ouvrage portent plainte pour atteinte à l’image. Les plaintes sont soigneusement organisées par les responsables de l’église. Au stade des mesures provi- sionnelles, la justice tranche toutefois en défaveur de la liberté d’expression et de la liberté d’informer.
L’exposition Trilogie parcourt l’ensemble de cette enquête en trois temps. Tropical Gift sera montré sous forme de projection, sur une composition sonore originale signée Franz Treichler des Young Gods. Quant au dernier volet, In Jesus’ Name, il portera les stig- mates d’un nouveau pouvoir qui en est désormais indissociable, le judiciaire. Inquiétant, déroutant, ce quatrième pouvoir interroge ici la démocratie et la liberté artistique. Mais en poussant l’art dans ses retranchements, il semble lui intimer de renouer avec sa dimension politique et d’éprouver les systèmes établis, en provo- quant le débat.
1. De la serie Protokoll, 2007 @ Christian Lutz
Censure du livre In Jesus’ Name
Troisième volet de sa série sur le pouvoir, le livre de photographies In Jesus’ Name est verni le 17 novembre 2012 à Paris Photo avant de disparaître quelques jours plus tard des librairies. Retour sur ce projet et sur une procédure judiciaire qui donne
à réfléchir sur la liberté d’expression et la liberté artistique.
Le projet photographique In Jesus’Name
ICF (International Christian Fellowship) est l’une des églises libres les plus importantes de Suisse. Son succès et son rapide développement en font un sujet d’intérêt public. Créée sur le modèle des « megachurches » américaines, elle naît à Zurich, à la fin des années 1990, et rayonne aujourd’hui en Suisse romande, grâce à une solide implantation à Lausanne et à Genève. Elle gère un budget considérable et se distingue par des méthodes de marketing et de communication sophistiquées et performantes.
En mai 2011, Christian Lutz rencontre Leo Bigger, le pasteur du mouvement évangélique ICF. Celui-ci le met en lien avec d’autres managers de l’église, à qui le photographe présente également son projet, ses livres précédents, sa démarche et les enjeux de la Trilogie. Il reçoit alors le consentement exprès des responsables qui l’accueillent au sein de leur communauté.
Le photographe demandera cependant encore systématiquement des autorisations aux organisateurs de chacune des activités d’ICF qu’il souhaite photographier. Il accompagnera divers voyages et camps de vacances organisés par l’église, et assistera à toutes sortes d’événements : célébrations, baptêmes, « ladies lounge », don du sang, show de théâtre, atelier sur la dépendance à la pornographie, etc. Il rencontre les membres de l’église, échange constamment avec eux et leur parle ouvertement de son reportage.
Christian Lutz, comme pour chacun de ses travaux, s’immerge totalement et saisit les visages et les individus de près, tout en respectant une rigoureuse déontologie. Il reçoit un badge de photo-reporter d’ICF et, régulièrement, des affiliés ou des organisateurs d’activités lui commandent des images.
Il photographie ainsi au vu et su de tous, chacun connaissant le projet et acceptant d’en faire partie.
LAG06, Laure Albin Guillot, Micrographie1, © Laure Albin Guillot, Roger Viollet
Interview de Christian Lutz avec Sam Stourdzé, directeur du Musée de l’Elysée
SYS : La première série du projet, Protokoll, commence en 2003, lorsque vous vous mettez à photographier les rouages de la politique fédérale. Dix ans plus tard, quel regard portez- vous sur votre parcours ?
CL : Je suis davantage quelqu’un qui regarde vers l’avant que vers l’arrière. Aujourd’hui, je m’aperçois que je n’ai pas terminé de travailler sur la thématique liée au pouvoir. J’y ai glissé par un concours de circonstances en 2003, sans véritable intention initiale, sans me dire alors : « Tiens, et si je travaillais sur la notion de pouvoir ! ». C’est avec le temps, au fur et à mesure que mon travail s’affirmait et que j’avançais dans mes reportages, que
j’ai réalisé pourquoi je m’y attelais et pourquoi j’avais envie de poursuivre. Le pouvoir agit partout, dans les sphères privées, dans les rapports humains, entre les nations, au sein des peuples ; il est au cœur de nombreux fonctionnements de société. Ce thème - qui m’obsède - est en fait un prétexte, si j’ose dire, pour parler de notre monde et des interactions entre individus et systèmes. Je pensais clore le thème avec cette trilogie, mais j’ai encore de la route, tant le pouvoir ouvre de nouveaux champs d’exploration.
SYS : Pouvoirs politique, économique et religieux, les trois volets de la Trilogie font l’objet d’une exposition inédite au Musée de l’Elysée. Quelles tensions ou réflexions entendez-vous créer par la juxtaposition de ces séries ?
CL : Je pars du postulat qu’il n’y a pas de pouvoir sans mise en scène, comme si le pouvoir avait besoin d’une certaine théâtralité pour exister : protocoles, codes de représentation, uniformes et jeux de rôles, décorum, les formes de pouvoir que j’ai observées dans les trois volets présentés aujourd’hui s’expriment tous par des signes extérieurs. Mais ils sont tellement évidents, qu’ils laissent entrevoir des brêches et des détails qui poussent à aller regarder de plus près, derrière les apparences. Dans les trois séries, il y a cette tension permanente entre ce qui se donne à voir et les zones grises, le caché, le non-dit.
SYS : Plusieurs images de In Jesus’ Name ont fait l’objet d’une censure. Comment comptez-vous montrer le vide de la censure?
CL : La censure, de mon point de vue, n’a pas créé un vide, mais un trop plein. Pour le dire autrement, je refuse toujours d’expliquer mes images et de les légender, pour éviter d’imposer une interprétation unique et de manipuler l’imaginaire. Les légendes figent le champ poétique et l’espace de suggestion que porte une photographie. Ce qui ne signifie pas que l’on peut faire dire n’importe quoi à une image, surtout pas quand il s’agit de séries ou de livre, comme c’est ici le cas. Mais une image doit respirer et laisser un espace au spectateur. Or, pour faire interdire mon livre, l’avocat des plaignants a rédigé l’interprétation qu’il fait de mes images. En faisant cela, il les tue, d’une certaine manière. J’avais donc deux possibilités :
soit laisser faire et admettre la défaite, soit redonner un souffle à la série In Jesus’ Name en déjouant la situation et en exploitant le nouveau pouvoir qui m’est imposé, à savoir le pouvoir judiciaire.
SYS : Votre comparution en justice vous a fait découvrir le pouvoir judiciaire. Est-ce un quatrième volet qui s’ouvre à votre projet ?
CL : Oui, mais je ne parlerais pas d’un quatrième volet. Je dirais plutôt qu’il s’agit d’un projet exutoire, à partir d’une situation que je n’ai pas choisie. Cette suite viendra relier les trois séries précédentes et aura sans doute pour conséquence des les éclairer différemment. Ce sera probablement davantage un projet d’écriture qu’un projet photographique. A vrai dire, je ne le sais pas encore précisément, la procédure judiciaire est en cours et je peine à savoir exactement ce que je pourrai en faire. Mais ce qui est certain, c’est qu’en tant qu’artiste, je ne peux laisser faire sans trouver une issue artistique à cette entrave à la liberté d’expression.
© Christian Lutz, De la serie In Jesus' Name, 2012
Biographie de Christian Lutz
Né à Genève en 1973, Christian Lutz étudie la photographie à l’Ecole supérieure des Arts et de l’Image, «le 75», à Bruxelles. Distingué par de nombreux prix, son travail est exposé dans le monde entier et fait régulièrement l’objet de publications. Dans la lignée de la photographie documentaire à ses débuts, sa démarche s’en est vite démarquée pour affirmer une
mise à distance singulière de la réalité et un point de vue cinématographique sur son environnement. Christian Lutz collabore avec les agences VU’ et Strates.