© Anabell Guerrero
A, R. Matas, en pensée
Ici la terre a disparu.
Et avec elle, les racines, pierres sèches au soleil, glaneurs dans les montagnes. Ici les yeux sont bouche bée. Et voici des mains. Des mains et des pieds. Nervurés. Mains de cuisinières, mains de mères. Expressives. Chaudes. Le projet Voix du monde d’Anabell Guerrero est né à Evry, Essonne, France. D’Evry pourtant, on ne verra rien. Allons. Destination grande couronne, banlieue sud de Paris. Par la ligne D du RER, prendre un train au départ de la gare de Lyon. Descendre à Evry-Courcouronnes. Attraper au hasard un bus pour la place Jules Vallès. Pas de kiosque à journaux, pas de petit café.
Cette ville est le comble du montage urbanistique et architectural des années 70-80. Pensé et impensé. Qu’y est venue faire Anabell ? Après Juvisy, Viry, Grigny, tous ces noms voisins le long de la Seine, Evry advient donc dans un bric-à-brac de tours béton et de dalles, érigées en arasant les champs de pommes de terre et de blé, à la manière dont on a sans doute dû dessiner les frontières coloniales, sans aucun ménagement, au cordeau, sur une carte major, pour personne. Personne. Evry comme d’autres sont évidemment les villes de personne pleines de gens. 53 000 habitants.
© Anabell Guerrero
Epinettes. Aunettes. Parc aux lièvres. Bois sauvage. Bois Guillaume… Ici demeurent des toponymes désormais dépourvus de sens. De toutes façons les gens s’en fichent, qui viennent du Sahel, d’Espagne, de Centrafrique ou d’Algérie. L’Essonne ne leur ressemblait pas à leur arrivée. Elle leur ressemble à peine un peu plus aujourd’hui. Flux, marche, tension. Qui rejoint les Pyramides en prenant l’allée Jacquard, puis la place des Terrasses, en éprouve la minéralité brute. Les arbres sont logés dans des cuves de ciment, étroites. Peu de fleurs. Des bancs de pompes funèbres. Le revêtement est couvert de cloques qui pètent et auréolent le sol sous nos pas.
De cet univers où la terre s’est absentée jusqu’aux balcons où de grosses jardinières hébergent encore des rosiers de trente ans, de ce tohu bohu de la ville en vrac, surgit un objet artistique, une organisation magistrale : cinquante quatre images organisant la beauté du monde dans un vide-poche, un mouchoir de banlieue. Là. En bas de la gare. En bas de chez moi. Voici la ville figurée. Incarnée par ses habitants de passage. Bribes d’habitants, morceaux, souvenirs, regards. L’artiste a littéralement cueilli ces portraits d’hommes et de femmes, comme des fleurs coupées, par des clichés déconnectés de toute référence à l’environnement, à la topologie sociale. Loin du document, la photographie s’est désocialisée. Elle est ici mise en scène, montée. Sublimée. Car il faut désormais dire autre chose. D’Evry alors on voit l’intérieur. La peau retournée, le cœur, les palpitations. Le chant chaotique. Une histoire et aucune histoire, et toutes les histoires. Une œuvre où se loge l’exil de chaque exilé, sa singularité sans nom, son identité universelle. L’artiste ne donnera aucun indice sinon le nombre de sillons sur la paume d’une main ou la plante d’un pied, le détail soigné d’un tissu, un bijou. Et ceci : Du visage entièrement caché d’une jeune femme aux doigts particulièrement fins et délicats, ces doigts, ces mains se muent en totem, en arbre. Le regard remonte le long des mains, des doigts, et vient caresser le visage enfoui dont on devine la grâce.
© Anabell Guerrero
Je détache tes mains, je m’approche de ton visage. Veux-tu ? Cette caresse du regard sur les mains de l’amie vietnamienne humanise la série, et l’inonde. Avec Voix du monde est née une œuvre à géométrie variable, polyphonique, polymorphe, en rhizomes, libre. Libre de donner l’hospitalité. Paradoxale. Belle. Et si les fleuves ou les portulans d’un autre temps, dessinent des rides de nostalgie sur l’épiderme, si les sillons à fleur de paume évoquent des chemins de nulle part, sinon dans une cité que l’artiste a éludée, la ville s’est totalement, parfaitement absentée de la représentation. Et c’est tant mieux. La ville est morte. Elle n’existe pas, n’a jamais existé, n’a aucun intérêt. Ce qui importe, c’est le rendez-vous de ces femmes et hommes à l’abri de la défiguration de proximité, habitat, emploi, famille. Hors les murs, hors sol. Sans certitude. Au sommet de Babel. Tout en haut Je me les rappelle. Entre le ciel et la terre, ici et là, et malgré tout, les unes et les autres contribuent ainsi, avec l’artiste, à la partition sanctuarisée des voix du monde.
Véronique DONNAT, février 2013.
Vignettes et Photographies © Anabell Guerrero