Ciel ! La Terre © Marc Heller
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Ciel ! La Terre, l’heureuse trouvaille linguistique de Marc Heller pour désigner ses photographies nous renseigne doublement sur leur nature. D’abord à ne considérer que la succession des mots, elle est indicatrice de la façon dont il opère : du ciel photographier la terre. Ensuite à entendre l’expression qui, exclamative, marque l’étonnement, on est au fait que les images que prend Marc Heller de cette terre sont surprenantes. Dans les deux cas un processus d’aller-retour est impliqué. Le photographe ne se détache de la terre, ne prend ses distances d’avec elle que pour mieux la reconsidérer. Le spectateur s’étonne d’abord que des photographies si séduisantes formellement et chromatiquement ne laissent pas reconnaître au premier abord ce qu’elles représentent, puis il retrouve ses marques. Dans les deux cas aussi, ce retour au réel “terraqué”, comme dit le poète Guillevic, s’accompagne d’une transformation du regard. Dans le cadre du viseur, sur le rectangle de la photographie, la terre apparaît telle qu’on ne l’avait jamais vue, telle qu’on ne savait pas qu’elle puisse être avant qu’elle se configure ainsi, imaginairement.
Ciel ! La Terre © Marc Heller
Cependant la distance entre l’image et ce qu’on savait que pouvait être l’apparence de la terre n’est pas toujours la même. Pour simplifier — ce qui est sans doute aller à l’encontre du travail infiniment varié de Marc Heller, mais les mots sont inadéquats à rendre la diversité sans cesse renouvelée de ses images — on les classera en trois catégories. La première est celle de photographies de couleurs douces, camaïeux de bruns et de beiges, harmonies de verts variables, plages de gris unis qui invitent le regard à glisser d’un bord à l’autre de l’image en s’abandonnant à la pure délectation de la variation en mineur des couleurs. Mais, chemin faisant, le regard rencontre un détail, arbres vus en raccourci, ponctuation rouge d’un tracteur, traces du passage d’engins agricoles qui l’amènent à découvrir que ces étendues de couleurs heureuses sont des champs diversement cultivés, terres emblavées, prairies, rizières, labours… Le retour au réel et la compréhension des paysages photographiés résultent de la perception des marques de travail humain. Jamais la beauté de celui-ci, que disaient les manuels scolaires moralisants d’antan, n’a été si évidente.
Ciel ! La Terre © Marc Heller
La deuxième catégorie est d’images qu’a contrario on pourrait appeler dures, où des surfaces de rouges profonds et de bordeaux sombres ou de vert vif s’articulent géométriquement, séparées de bandes rectilignes ou coupées parfois par un grand trait de couleur contrastée qui s’infléchit brusquement. Ces images font penser à la peinture géométrique abstraite, à des tableaux d’Estève qui auraient cédé un peu de leur complication, ou à des panneaux de Dewasne qui auraient renoncé à l’éclat froid des peintures industrielles. Mais un tremblement à la limite des partitions, des reflets sur les surfaces colorées amènent là encore à reconnaître sous la géométrie un paysage travaillé, celui des marais salants aux miroirs d’eau saturée et aux digues de sable.
La dernière catégorie est la plus surprenante. Avec les mêmes coloris apparemment irréels et parfois exaltés en orangés presque sanglants ou en verts évoquant des putréfactions phosphorescentes, ces images montrent des formes organiques qui sinuent et ondulent étrangement, faisant image au sens métaphorique de ce terme : là on croit voir s’ouvrir une gueule aux dents aiguës, ailleurs c’est une pince énorme qui paraît vouloir se refermer sur l’espace qu’elle enserre ; et encore une chimère orange à l’œil étroit et au mufle camus semble glisser sur un fond sombre, et puis des sortes d’amibes géants d’un vert acide s’infléchissent les uns vers les autres. Ce bestiaire fantastique n’est en fait que flaques d’eau hasardeusement distribuées dans les marais camarguais.
Ciel ! La Terre © Marc Heller
Que le regard cède à la séduction de la couleur, qu’il se soumette à l’ordre de la géométrie ou qu’il s’effare des figures monstrueuses qu’il croit percevoir, pour l’essentiel l’effet est le même : il en résulte un suspens momentané de la reconnaissance des choses pendant lequel l’imagination éprouve “cette sensation d’être en prise à l’incroyable qui est l’essence même du rêve”, selon Joseph Conrad. C’est cette dimension onirique, cette expérience heureuse de l’incroyable qui font le prix des photographies de Marc Heller et leur confèrent leur singularité émerveillante.
Jean Arrouye
Photographies et vignette © Marc Heller