© Karen Mirzoyan
Le vocabulaire associé à la disparition n’est pas toujours celui de l’annihilation. En Chine ancienne par exemple, on évoque l’éclipse, l’oubli, éventuellement la transformation. La disparition est avant tout liée au mouvement ou au déplacement : les choses disparaissent parce qu’elles sont cachées, passées dans une autre dimension, parce qu’elles ne coïncident plus dans l’espace. Elles n’en continuent pas moins d’exister. La mort elle-même s’explique par le mouvement, plus précisément par un réagencement de matière. La disparition n’est donc qu’un aspect de l’infinie variation des choses et du monde. Elle suit un cycle. Dans la vidéo, Soleil Coulant, Maude Maffei nous perd au milieu d’une rivière, sur la barque de Charon imaginée, dans des aller-retours incessants entre la rive des vivants et celle des morts. C’est dans cet interstice invisible que se joue la création.
© Karen Mirzoyan
La disparition est la face cachée de l’apparition. Toute apparition porte en elle le germe de son contraire quitte à devenir le masque d’une présence en péril. Dans un bloc de marbre, la disparition progressive ne révèle-t-elle pas la forme ? Dans le dessin, le vide et le plein ne découlent-ils pas l’un de l’autre ? C’est grâce au vide, que la roumaine Irina Rotaru définit, dans ses dessins, les formes et les volumes. Le designer israélien Arik Levy, dans des sculptures facettées où ne subsistent parfois que des arêtes dessinées, veut « rendre palpable l’absence et le vide». Absence de matériau, de reflet, de lumière, absence d’utilisation, absence d’humain, de vie. Le médium photographique se trouve également au centre d’un jeu entre apparition et disparition. La photographie fixe une image, elle en empêche la disparition. Le négatif argentique, foyer de la création, est le terrain d’une lutte entre l’ombre et la lumière. Par la « révélation », une instance de l’image va apparaître, figée, quasi mort-née. Le photographe hongrois Lucien Hervé, dès les années 50, alterne dissimulation et mise en lumière, dans une photographie aux franges de l’abstraction et de la géométrie. Son autoportrait, fondu dans un triangle d’ombre, est une apparition quasi-mystique.
L’ombre et le reflet sont au centre d’un processus de dématérialisation de l’œuvre d’art. Avec le sculpteur japonais JUN-Sasaki, notre regard croise un miroir, glissé derrière les lignes fuselées et taillé de telle sorte qu’on ne s’y voit pas quand on regarde de face. Le spectateur doit se chercher lui-même dans les rouages. Chez la photographe russe Elena Elbe, effacer son propre reflet fait partie du processus de création. Une thérapie. L’artiste doit “disparaître dans la lumière” de l’œuvre qu’il a créée, précise Walter Benjamin.
© Lucien Hervé
Effacer, c’est éloigner, écarter, dissiper, évaporer, dissoudre, estomper, volatiliser, soustraire, voiler, dissimuler, éteindre, épuiser, abandonner, exclure et, à l’extrême, faire disparaître, annuler, tuer, anéantir...
L’histoire de l’art est lui-même le lieu de l’effacement. L’art efface le passé et réinvente ses propres formes. Par exemple, l’art abstrait d’après guerre, faisant disparaître la figure et libérant le geste, tente d’effacer les horreurs de la guerre ou de les voiler. On peut parler de « maquillage ». Les œuvres du peintre japonais Hajime Kato évoquent des esprits éoliens non visibles, souples et élégants, suggérant les mouvements des robes de plumes portées par les « Ten-nyo » et « Hiten », nymphes célestes de la légende japonaise. Héritière de cette abstraction lyrique, la peintre Sylvie Sarrazin s’obstine à retrancher pour ajouter, à faire disparaître pour faire apparaître. Dans la profondeur de la matière, l’ombre se dérobe, le spectateur est amené à franchir des seuils, des passages : matrices, maillages, tressages, traces et strates.
A l’opposé, d’autres artistes souhaitent expérimenter le jeu dangereux de la disparition. Le peintre serbe Vladimir Velickovicć assume la cruauté de la guerre, nos destins misérables, la mort. Des corps désespérés, écorchés, décapités, déboussolés, qui préfèrent marcher, courir, chuter, sauter, monter des escaliers qui ne mènent à rien, plutôt que périr de n’avoir jamais su où ils vont, qui ils sont. Inspiré par des photographies d’Eadweard Muybridge, le peintre accentue la mobilité vaine des corps humains qu’il représente en les immobilisant dans un mouvement. Même constat de l’absurdité de notre condition chez l’arménien Karen Mirzoyan : dans My Roads, série de photographies prises depuis une voiture ou d’un train en marche avec un long temps de pause, on découvre des mouvements circulaires, des espaces en rotation constante qui n’aboutissent sur aucune conclusion, tout comme les discussions autour des frontières communes entre Arménie et Turquie.
Ninar Esber, plasticienne libanaise, nous plonge dans le noir. 5 minutes left nous confronte à l’agonie du condamné à mort.
Effacer ce qui efface. L’art devient le plus sûr moyen d’échapper à la mort. Il revendique l’éternité.
Série Fantômes © Elena Elbe
Série Fantômes © Elena Elbe