Expositions du 31/01/2005 au 30/04/2006 Terminé
Jeu de Paume 1 Place de la Concorde 75008 Paris France
Cette exposition rassemble plus de 200 œuvres illustrant le travail de l'artiste de la fin des années 1950 au début des années 1990 :
— 90 photographies noir et blanc des années 1959-1961 réalisées en studio ou lors de son premier voyage en Europe (la plupart sont de très petits formats, 9 x 9 cm).
— 80 photographies noir et blanc de différents formats réalisées dans les années 1960 et 1970.
— 13 photographies couleur de grands formats, commandes de plusieurs magazines dont Artforum et Art News dans les années 1970.
— 8 photographies noir et blanc des années 1980-1990.
— 4 hologrammes.
— 30 dessins.
— Deux films : Premium (1971) et Miracle (1975).
Ed Ruscha a représenté les États-Unis à la Biennale de Venise 2005.
L'exposition organisée au Jeu de paume est la première exposition importante de cet artiste en France.
"Peintre, dessinateur, graveur, Ed Ruscha est aussi parallèlement photographe — et ce "hobby", ainsi qu'il le désigne lui même, bénéficia d'une reconnaissance critique dès le début de sa carrière. Si, en effet, ses petits livres de photographies réalisés dans les années 1960 et 1970 assurèrent sa réputation au sein de l'avant-garde, leur impact sur les artistes européens et nord-américains des générations suivantes se révèlera encore plus déterminant. Pourtant, Ruscha n'a jamais cessé de se définir comme un peintre pratiquant la photographie. De fait, certains critiques, ainsi que certains artistes, assimilèrent ses premières images en noir et blanc d'objets et d'environnements ordinaires à des sous-produits du pop art. D'autres, pour lesquels la structure de ses livres obéissait au principe de la répétition sérielle, crurent y déceler un avatar du minimalisme ou un prélude à l'art conceptuel. De quelque point de vue qu'on les aborde, les livres de photographies de Ruscha semblent marquer une étape significative de l'histoire de l'art - plutôt que de contribuer à celle de la photographie.
Le rapport que Ruscha entretient avec la photographie est complexe et ambivalent - et l'œuvre qui en résulte difficile à définir. Ses contemporains ont d'emblée été intrigués par l'apparent amateurisme de ses instantanés. Ni documentaires ni artistiques à proprement parler, ces images s'attachent au stéréotype et à la banalité, à travers des sujets généralement puisés dans les lieux insignifiants du Sud de la Californie ou de l'Ouest des États-Unis. Outre leur contenu, leur mode de présentation - linéaire et séquentiel - réactive les ressorts mythologiques du road-movie et du roman-photo tout en renouant allusivement avec les leitmotive de la Beat Generation. Aussi cette imagerie éveilla-t-elle l'intérêt des artistes, à une époque où la logique sérielle tenait une place importante dans le pop art et le minimalisme, comme ce sera le cas plus tard dans l'art conceptuel. Enfin, le fait que ces images étaient rassemblées puis distribuées dans de petits volumes fabriqués mécaniquement apparut comme une provocation vis-à-vis d'un monde (et d'un marché) de l'art où prévalait l'œuvre unique fabriquée à la main.
Entre 1963 et 1978, Ruscha réalisa seize livres de photographies, dont il assura lui-même - pour la plupart - la publication. Douze d'entre eux ont pour thème des paysages ou des objets ; quant aux quatre autres, ils peuvent être décrits sommairement comme des inventaires d'événements. Chaque livre du premier groupe s'apparente à un inventaire de sujets prosaïques : stations-service, immeubles, parkings, gâteaux, palmiers - entre autres. Dans leur grande majorité, les photographies ont été prises par Ruscha de la manière la plus neutre ou, selon ses propres dires, la plus « factuelle » possible. L'artiste précise à ce propos : « Je recherchais en fait un non-style, ou bien une non-affirmation dans un non style."
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La série des "Produits", réalisée à l'automne 1961, répond manifestement à un programme : photographier une sélection de biens de consommation. Nonobstant leurs qualités graphiques, le savon Maja (ramené du voyage en Europe), la crème à lustrer pour voiture Wax Seal, les raisins secs Sun Maid, ou telle publicité pour un fil dentaire ont été choisis parce qu'ils étaient présents dans l'atelier, et non en raison de leur éventuelle valeur esthétique. Ruscha les disposa et les photographia de manière identique : isolés, centrés, et placés devant un fond indéterminé. Il les comparera plus tard à des "objets trouvés" : "En regardant un produit auquel on ne prête généralement pas attention, qui n'est censé avoir aucune importance, il est possible de se concentrer dessus au point de lui en accorder une. Ces photos, c'était quelque chose comme ça. Je n'ai pas pris ces photos de produits en raison du fait que je les utilisais ou que je les aimais, et ils n'ont fait l'objet d'aucune manipulation de ma part. Curieusement, ils étaient presque comme des objets trouvés. Ils n'étaient pas en parfait état. En les regardant bien, on s'aperçoit qu'ils sont mités sur les bords, qu'ils ont traîné ici et là, qu'ils sont ratatinés. C'est aussi pour ça qu'ils me plaisaient."
Perçues sous cet angle — comme des images non codées d'objets non codés —, ces photographies de produits ne pouvaient faire valoir aucune finalité propre. En réalité, photographier ces "objets trouvés" a permis à Ruscha d'en obtenir des images bidimensionnelles, susceptibles de servir à la préparation de ses peintures : "La photographie me montrait comment était l'objet une fois mis à plat. Dès lors, je n'avais plus à faire les ajustements d'après nature. D'autres artistes transposent les trois dimensions du monde réel dans une image bidimensionnelle. Cela, la photographie le faisait pour moi."
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En 1962, Ruscha commença également à prendre des photos — toujours en marge de son activité de peintre — pour son livre Twentysix Gasoline Stations. Au même moment, son style pictural s'affirmait dans des compositions présentant des vocables isolés et des motifs emblématiques soigneusement apposés sur des fonds monochromes. Ruscha a maintes fois expliqué comment un mot (ou, ainsi qu'en témoignent des œuvres ultérieures, une phrase) entendu, imprimé, voire même saisi au détour d'un rêve, pouvait éveiller son inspiration. Tel un objet trouvé, et à force de le répéter en son for intérieur, ce mot sans importance en prenait une. Ses projets photographiques s'imposèrent à sa conscience de la même manière : des formules toutes faites lui dictèrent les titres de ses livres.
Twentysix Gasoline Stations, entrepris en 1962 et publié en 1963, est le premier livre réalisé par Ruscha. C'est son titre, rappelons-le, qui s'est d'abord imposé à lui ; ce n'est qu'ensuite qu'il se mit en quête de la matière qui illustrerait son propos. Ruscha compara du reste ce projet à une sorte de reportage : "Quand j'ai fait les stations-service, j'ai eu l'impression d'entrer dans la peau d'un grand reporter. Tout ce temps, j'ai fait des virées jusqu'en Oklahoma, cinq ou six en un an. Et en voyant toutes ces zones désolées entre Los Angeles et Oklahoma City, je me suis dit que quelqu'un devait ramener l'information en ville. C'était juste un moyen simple et direct de la prélever et de la ramener avec moi. Pour moi, c'est un des meilleurs moyens de rapporter la réalité des faits […]. Ce n'est rien de plus qu'un manuel éducatif destiné à ceux qui veulent connaître ce genre de choses." (…)
Si Twentysix Gasoline Stations représente un tournant dans son activité photographique, Ruscha en tirera également une marche à suivre pour l'ensemble de ses travaux, tant photographiques que picturaux. Désormais, le choix des sujets les plus terre-à-terre — à l'instar des bâtiments industriels ou commerciaux et des objets usuels — se justifiera par leur absence de valeur esthétique intrinsèque. Les motifs seront "trouvés" ou "ready-made".
Chaque photographie, de préférence au format de l'instantané, présentera un sujet / objet isolé. Tout détail annexe susceptible d'éclairer le contexte sera dans la mesure du possible éliminé, afin de "donner de l'importance" à un sujet réputé ordinairement neutre, insignifiant ou "négligeable", tout en soulignant ses qualités formelles. La photographie sera prise rapidement, au gré des circonstances, et sans souci de professionnalisme. Chaque livre proposera des variations sur un thème donné.
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Les photographies aériennes des parcs de stationnement ont quant à elles été réalisées lors d'une séance de prises de vue d'une heure et demie, un dimanche matin, tandis que les parkings étaient vides. Ruscha accompagna son photographe, Art Alanis, et lui indiqua ce qu'il devait prendre et comment le prendre. Les parcs — qu'ils soient carrés, rectangulaires, triangulaires, ou bien d'une forme indéfinissable — furent en principe cadrés et pris de la manière la plus "factuelle" possible. Sous la lumière homogène du matin, les ombres et les reliefs apparaissent réduits à leur minimum. Ce livre, souvent perçu comme une critique à peine voilée de la culture consumériste américaine, fut également admiré pour les qualités formelles des motifs en épi, récurrents d'un parc à l'autre. Aucune de ces considérations ne reflète cependant les intentions de l'artiste.
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Il est impossible de commenter la production photographique de Ruscha entre 1962 et 1972 sans s'intéresser à sa production de livres. Même si, à l'en croire, la photographie n'avait d'autre enjeu que le collectage de matériaux destinés à ses peintures, l'idée du livre n'en fut pas moins, dans bien des cas, le catalyseur (ou, pourrait-on dire, le prétexte) d'une activité photographique qui trouvera effectivement sa finalité immédiate dans la matérialisation de l'objet. Par le biais de "l'auto-assignation", l'idée et l'objet accédaient tous deux à leur propre justification. En dépit des apparences, et des déclarations de Ruscha lui-même, la mission qu'il s'assignait n'a jamais été ni totalement fortuite, ni purement documentaire. Elle reflétait au contraire une discipline très stricte, découlant d'une vision et d'une réflexion tout à fait personnelles."
Jeu de Paume 1 Place de la Concorde 75008 Paris France