© Gérard Uféras
Galerie Pinxit 2 place St Etienne 31000 Toulouse France
Voyage dans les coulisses des théâtres d'opéra d'Europe réalisé de 1988 à 2001.
"Chacun d'entre nous, pauvres mortels, a son image du paradis. Pour l'amateur de plantes, c'est le jardin d'Eden, pour l'amateur de bonne chère, c'est le laboratoire du grand cuisinier, pour l'amateur d'opéra, ce sont les coulisses du théâtre.
Une heure avant le début du spectacle, les coulisses n'existent pas. Désertes, elles ne font qu'un avec la scène. Leur territoire n'est pas encore défini. Sous la lumière crue et uniforme de l'éclairage plateau règnent les objets abandonnés là, éléments de décors installés pour le premier acte, ou préparés sur les côtés de l'aire de jeu pour la suite de la soirée, containers poubelles en plastique, panières d'accessoires, portants de costumes, rouleaux de fils électriques, tiroirs en résine C'est le triomphe de la matière : linoléum, tapis de sol, bois et plastiques, métaux et textiles. La scène est prête, vide, silencieuse, sans servants. Derrière le lourd rideau de toile peinte, on entend le faible brouhaha du public qui s'installe dans la salle de spectacle, puis de l'orchestre qui prélude dans la fosse. Il faut attendre les dix minutes qui précèdent le moment fatidique pour que tout s'anime d'un coup. Régisseurs, techniciens, artistes déboulent par les deux grandes portes rouges du fond de la scène. Les éclairages restructurent les lieux. Le va et vient entre plateau et coulisses esquisse une étrange chorégraphie, mais ces deux espaces sont maintenant nettement délimités. Dans quelques instants, au lever du rideau, un Rubicon symbolique les divisera, chacun y jouera son rôle.
Dans ce pays-frontière étrange, où un seul pas vous sépare du sol sacré de la scène, tout devient possible. L'ange du bizarre y côtoie le noir démon des enfers. Entre ces deux habitants de l'extrême s'agite une population mixte, ressortissant du divin, de l'humain et de l'animal, relevant tout autant des cieux que des profondeurs infernales. Ce peuple a des occupations diverses, qui défient la raison : les harpies y font du crochet, les séraphins y tiennent tripot. Vrais obèses et fausses blondes y boivent du bouillon, y mangent des saucisses, pleurent de rire et éclatent de désespoir. Un grand salon d'attente, semblable au purgatoire, se dessine dans l'attente de ce moment si court, qui vaut pourtant éternité, de l'entrée en scène. La harpie reprend alors son trident, le séraphin ajuste son auréole, le véritable obèse boucle son faux ventre Attention, mesdames et messieurs les artistes c'est à vous.
© Gérad Uféras
Les occupants légitimes se reconnaissent à leur aisance à se mouvoir dans ce milieu étroit et sombre où le danger guette à tout moment. Ils ont la démarche du chat, comme sa capacité à voir dans l'obscurité. Parfois, une large ceinture de cuir leur ceint les reins. Divers objets y sont attachés, clés, menus outils, destinés à parer à tous les problèmes. Casque sur la tête, micro au bord des lèvres, ils apportent dans ces lieux centenaires la technologie magique du monde moderne. Mais les pannes ne relèvent pas seulement du ressort des sciences exactes. Verres d'eau, matériels de couture, lainages, serviettes éponges à la main, silencieux et attentifs, les soigneurs, habilleurs et habilleuses attendent leurs artistes. Rassurants, rayonnant de sérénité, un lien ténu les rattache à l?acteur solitaire. Ils traitent les mille et un maux du corps et de l'âme humaine, visibles comme les coutures qui craquent, invisibles comme les nerfs qui lâchent. Ils se tiennent en équilibre, au bord du précipice, à l'extrême limite de la découverte qui les offrirait aux yeux du public. Basculer ainsi serait une faute terrible, qui leur ferait encourir les foudres du dieu du théâtre. Quand le rideau est levé, on ne peut plus passer la frontière.
Depuis trois siècles, l'amateur d'opéra rêve de se glisser dans les coulisses en trompant la vigilance des cerbères préposés à ces lieux, pour y apprendre ce que le spectateur respectueux des interdits ignorera toujours. C'est bien connu, les coulisses sont peuplées de créatures de rêve, dieux et divas, sylphides et houris !
Fatale erreur ! Vous qui entrez ici, laissez toute espérance !
Ces étroites zones de territoire au plancher recouvert de linoléum ou de tapis pour étouffer les pas, aux parois faites de funèbres tentures noires pour arrêter le regard, aux faibles loupiotes masquées de bleu pour tamiser la lumière, sont le puits de la vérité. Toute nue. Même si l'acteur s'y avance masqué, même si les fards et les postiches y maquillent les faux-semblants, l'abandon du corps, la vacuité du regard, la lenteur du geste traversent ces couches mensongères, dénoncent la chair sous la cuirasse. L'acteur est dans la coulisse comme le patient sous anesthésie, malgré lui, il se livre.
© Gérard Uféras
Peut-être est-ce la raison pour laquelle le théâtre défend férocement l'accès à ses coulisses. Pas de barbelés, certes, mais le pesant interdit du mystère. Le barbare, l'étranger du dehors, admis par grâce spéciale dans ces parages, ne les traverse qu'en tremblant, s'y découvre voyeur, y séjourne le front glacé et les mains moites, respire enfin, soulagé, quand il les quitte pour atteindre par d'étroits et sombres corridors la terre ferme, bien balisée, des espaces publics et de la salle de spectacle. Il y retrouve le quotidien de la rassurante banalité. Un de ses cauchemars récurrent sera dorénavant de rêver que, sans y prêter attention, il traverse l'impalpable mur de verre qui sépare les coulisses du plateau et s'avance, au vu de tous, nu et vulnérable, sur scène.
Car les coulisses ont un rôle défensif. Elles sont le limes de l'empire, les avant-postes qui défendent le territoire, la balustrade qui entoure le ch?ur, la porte du tabernacle. Les franchir mène aux planches sacrées, à l'exposition, au sacrifice. Voilà pourquoi leurs habitants légitimes ont le détachement extrême de ceux qui ont tout abandonné, qui n'ont plus rien à perdre. Il ne leur reste qu'une seule issue : entrer en scène.
Les coulisses appartiennent au monde de l'image, elles sont quasi muettes. Les rares bruits y sont étouffés, on y communique par signes et par chuchotements. Le son reste du domaine de la scène et de la fosse d'orchestre. Les voix retenues, les pas étouffés, les mouvements lents y créent une sorte d'apesanteur. Dans les coulisses, le néophyte est toujours douloureusement conscient de son poids, de son volume, de sa gaucherie. Canard parmi les cygnes, il n'est définitivement pas de ce royaume.
Si elles ont leur topographie, les coulisses ont aussi leurs conditions atmosphériques propres. On y respire un air bien particulier, mélange de poussière, d'odeur de gélatines chauffées à bloc par les projecteurs, de parfum poudreux des fards, le tout relevé par l'acidité du trac, qui agit comme un réactif. Le temps n'y est pas toujours au beau fixe. De sombres orages les traversent, des tempêtes y éclatent, des drames s'y jouent, le tout en silence pour ne pas perturber le bon déroulement du spectacle. Deux temporalités s'y trouvent juxtaposées. Pendant que César séduit Cléopâtre (ou bien est-ce le contraire ?), Jojo raconte à Riri le barbecue du week-end. Quoi qu'il en soit, les coulisses ont un parfum délicieux. Le respirer trop souvent et trop longtemps intoxique gravement. Il n'est alors plus possible au malade de vivre en un autre lieu. La seule médecine connue de nos jours est de ressasser les souvenirs à haute dose : Quand j'étais, quand je travaillais, quand je jouais, quand je chantais, quand je dansais à l'Opéra Dans la plupart des cas le sujet surmonte la crise, mais l'auditoire succombe.
© Gérard Uféras
Cette intoxication constitue un danger permanent. A l'insu du curieux une poussière d'étoiles tombe des cintres, transforme en rêve la réalité, distord les perceptions. La vie de tous les jours, la vraie vie selon certains, est escamotée, tout soudain il n'y a plus de dehors, plus d'amours ni d'amants. Telles Circé, les coulisses vous ont enchanté. Le seul remède est la fuite, mais on y laisse toujours un petit morceau de soi-même, le dernier petit morceau d'enfance. Le monde du dehors vous accueille à nouveau, la vraie vie vous reprend, vous avez définitivement sacrifié le rêve.
Afin de conjurer le danger, de vaillants explorateurs se sont risqués à notre place dans ce monde et nous livrent leur carnet de voyage.
Pour nous donner à voir les coulisses, le photographe Gérard Uféras, que le démon de l'opéra tient déjà en otage depuis un certain temps, a choisi le noir et blanc. Bien évidemment, l'étrangeté du sujet s'en trouve renforcée. Chaque être, chaque objet prend une allure inquiétante, tout repère est brouillé. En retour, la fascination qu'exercent ces images est plus profonde. Nous revenons sur ces pages, scrutant l'ombre, y cherchant quelle apparition, quelle clé de lecture ? La fréquentation des coulisses n?est jamais devenue une habitude pour Uféras, chacun de ses clichés constitue un petit monde en soi, témoigne d'une fraîcheur toujours renouvelée. Parfois son regard s'embue d'émotion, il va succomber au charme ambiant, puis se reprend, pirouette, traque l'insolite, frise l'absurde. Ou encore, il s'excuse : Je vous demande bien pardon, je ne fais que passer. Son objectif se fait alors léger, transparent, nous ravit la notion d'espace. Comme par un effet d'optique les coulisses deviennent immenses ou minuscules, semblables à quelque palais des miroirs. Page après page, on pourrait imaginer tout un roman. On croit même reconnaître parmi les autochtones des visages connus. Scènes rêvées et vécues s'entrechoquent. Ce Don Juan, hier ou demain, peut-être Saisis par l'objectif tous ces humains portent la marque du théâtre, sceau invisible au profane.
Le fil conducteur de cette histoire nous échappe. Dans une humanité retrouvée, familière, éclate le rire d'une chanteuse respirant l'air du soir, nous ramenant sur la terre ferme. Fin du voyage, place au théâtre, Tout le monde en scène s'il vous plaît."
Martine Kahane
Images réalisées de 1988 à 2001 dans les lieux suivants :
FRANCE : Paris, Opéra National de Paris Palais Garnier / Paris, Opéra Comique / Paris, Opéra National de Paris Bastille / Bobigny, MC93 / Versailles, Théâtre des Champs Elysées au Théâtre Royal
SUISSE : / Genêve, Grand Théatre / Zürich, Opernhaus
ANGLETERRE : Londres, English National Opera / Festival de Glyndebourne
BELGIQUE : Bruxelles, Théâtre Royal de la Monnaie
ITALIE : Milan, Teatro alla Scala / Verone, Arena di Verona / Venise, Gran Teatro La Fenice
IRLANDE : Wexford Festival Opera
ESPAGNE : Barcelone, Gran Teatro del Licéu
AUTRICHE : Salzburger Festspiele
ALLEMAGNE : Münich, Bayerische Staatsoper / Berlin, Staatsoper Unter Den Linden / Berlin, Komische Oper / Leipzig, Oper Leipzig
RUSSIE : Moscou, Bolshoi Theater
Photos et vignette © Gérard Uféras