© Jan Stradmann, série Garden of Eden, 2009.
Expositions du 15/11/2012 au 29/12/2012 Terminé
Le bleu du ciel 12, rue des fantasques 69001 Lyon France
Le bleu du ciel 12, rue des fantasques 69001 Lyon France
Cette exposition originale regroupe deux corpus artistiques bien distincts, qui bien que conçus en des territoires différents, et dans des temps similaires (2008 et 2010), prennent tous deux leurs racines dans une observation documentaire de la réalité ac- tuelle. Curieusement c’est le travail d’Edith Roux d’obédience socio-politique, qui est le plus composé voire mis en scène; pendant que celui de Jan Stradtmann, apparemment esthéti- sant et symbolique relève d’avantage d’un constat réaliste, extrait des rues et parcs londoniens.
Les réunir dans un même espace engendre natu- rellement, sans discours annexé, un choc visuel créateur d’ interrogations sur les méfaits et bienfaits de l’hypercapitalisme mondial. Deux visions se rencontrent, se confrontent, deux mondes à des milliers de kilomètres l’un de l’autre et pourtant si proches : la virtualité de la finance des traders londoniens marchant de consoeur avec la modernisation des habitats traditionnels. Ce mécanisme de synchronicité ou d’association libre nous devenant si familier, pourtant à n’en pas croire nos yeux!
Ouighours et Traders, All Together, si vous saviez ! mondialisation, mon amour*
Les Dépossédés
Ce qui frappe à la vision immédiate des images d’Edith Roux est bien leur composition pictu- rale, appuyée par cette harmonie chromatique d’une telle évidence, que le calme apparent affiché par ces figurines humaines semble avoir été plaqué arbitrairement à la surface de ces décors trop paradoxalement séduisants et déserts. Ces habitants d’un monde passé sont donc transportés là, figurines hiératiques et silencieuses sans état d’âme, au milieu des ruines de leur culture, et res- pirent une espèce de présence intemporelle, qui réinjecte de la vie à chaque tableau photographique.
De leur évocation intime nous ne saurons rien et ne garderons que cette impression dominante d’ocre et de marron des sols et des pierres, contrebalancée à la fois par les postures droites et minimalistes de ces Ouighours comme des statuettes sacrées, et par ces incrustations de morceaux colorés d’histoire: évocations survivantes fragiles devançant leur destruction prochaine.
Dépossédés de tout, mais pas de leur dignité, tel ressurgit ce constat du monde intérieur de chaque individu devant sa maison, juxtaposé dramatiquement avec le décor objectif de l’histoire collective en route : sinisation à outrance qui broiera tout sur son passage, tels des tremblements de terre, qui auraient pu avoir été la cause de ces dévastations!
Et la frontalité brutale accentue encore une dernière fois la dimension d’icônes byzantines, laissant l’aspect sociologique de l’approche d’Edith Roux au second plan, et la place à une forme de méditation poétique, où notre regard est comme interdit, en apnée face à ces visions en déshérence, derrière lesquelles l’on pourrait déceler, comme ce miroir dans les décombres, la métaphore de l’acte photographique, fait d’absence et de disparition, seulement retenu par le fragile souvenir de papier.
© Edith Roux, série Les Dépossédés, 2010.
Photographe et vidéaste, Edith Roux situe sa pratique dans une veine documentaire concep- tuelle où une réflexion sur les conditions de production des images est intégrée à l’inté- rieur du travail lui-même. Elle n’hésite pas à recourir à l’outil numérique ou au montage d’images, afin d’instaurer une distance face à la réalité, qui nous permette de mieux l’ap- préhender. Des préoccupations d’ordre sociopo- litique sont souvent présentes dans son tra- vail, entre autres, autour de questions liées.
Présences fragiles dans un décor de ruines, les ouïghours, par leur attitude digne, semblent opposer une résistance à la menace qui pèse sur leur culture. De même que la ruine en tant que fragment stimule l’imagina- tion par la partie absente de la représenta- tion, les miroirs disposés sur le sol par l’artiste renvoient au hors-champ de la photographie et à la présence/absence de ces personnages. Les miroirs sur lesquels glisse un reflet éphémère deviennent des images où se fixent les traces et la mémoire de cette culture.
Dans certains miroirs, le reflet de la photo- graphe se devine, comme pour mieux définir les limites de la recherche à l’intérieur desquelles elle s’inscrit.
Exposition en co-production avec l’Imagerie, Lannion (22) projet réalisé grâce à une bourse de soutien à la création du Cnap, à l’environnement, à la société de contrôle et aux mutations urbaines.
La série Les dépossédés Xinjiang, province autonome au nord-ouest de la République populaire de Chine. Le Xinjiang, appelé également Turkestan oriental, est peuplé de la minorité ethnique ouighoure qui est turcophone et musulmane. A la frontière de l’Asie centrale, les images réalisées à Kash- gar, ancien carrefour de la route de la soie, témoignent du processus de sinisation de l’espace engagé par les chinois dans cette région. Les ouïghours voient leur espace géographique et social se réduire et s’in- quiètent de ces transformations urbaines.
Garden of Eden (Les Possédés)
A l’exact opposé, comme en un univers inversé, Jan Stradtmann nous invite à la rencontre des «Possédés» du jardin d’Eden, dans ces parcs londoniens qui jouxtent la City des affaires, où règne en surface un calme olympien, à peine troublé par les silhouettes sibyllines de ces traders. «Possédés», tels des personnages de Dostoievski, possesseurs de connaissance et de pouvoirs qui alimentent leurs tourments intérieurs. Possédés de l’information qu’évoque cet appareillage digital prêt à déverser sa loghorée arithmétique, que Stradtmann associe symboliquement à la chute de l’homme dans l’Eden originel. Car il commence son initiation à l’orée de la crise financière de 2008, sonnant le glas aux excès financiers de la société hypercapitaliste, et contrairement aux tableaux d’Edith Roux, se concentre sur des personnages solitaires et discrets, absorbés le temps d’une pause cigarette ou sandwich dans ces trous de verdure, qu’il associe à la perte du paradis. Et c’est en effet, comme si la végétation épongeait l’agitation mentale de ces cerveaux mécaniques, dont ces hommes d’affaire ne peuvent réchapper que dans la rédemption de quelques instants illusoires arrachés au stress de l’enfer urbain .
Là où l’histoire imbibait les postures hiératiques et inquiètes des antiques Ouïghours, la paix factice cherche ici à dissiper les tensions archéo-financières, que l’on ressent souterrainement flotter au travers de cette ambiance chlorophyllisée. Le sac ou le gobe- let plastique, la fumée en volutes nous racontent l’histoire éphémère d’une époque où se bousculent les ondes communicationnelles, aussi invisibles, que concertées. Le regard de ces banquiers anonymes veut se perdre par de là l’ horizon présent, parqué dans la bulle faussement rassurante de ces parcs de loisir : hommes d’élite saisis dans leur virtualité intérieure, qui aspirent au délassement mythologique, que l’on sait impossible.
Cette série ainsi que celle des autos «Porsche» devant les porches solennels des Londoniens nous renvoie en filigrane; à cet univers englobant et mondialisé, qui malgré son absence visible -telle la déité- diffuse en partie ce climat menaçant des réalités économiques de la compétition mondiale dans laquelle la Chine moderne s’est engouffrée. Et l’on comprend que ce sont ces sociétés et communautés traditionnelles, qui en feront les frais, à des milliers de kilomètres de la délocalisation, leurs ruines de pisé en cours d’éradication contrastant tristement avec les mécaniques d’acier des présences déshumanisées.
Gilles Verneret * Ce n’est pas Resnais qui nous contredira.
© Jan Stradtmann, série Belgravia, 2008-2010.