© Anabell Guerrero.
A quoi ressemble une frontière ?
Un mont derrière un mont. Arrête. Col. Rivière. Mur. Segment de route. Rideau d'arbres. Plein champ. Cicatrice. Lèvre.
La frontière, d'un bord à l'autre, est à la fois cette blessure dans la terre, et la promesse d'un abri. Même invisible, la frontière porte un nom-majuscule. C'est un topos, à double sens : un vrai lieu, nommé, et un lieu commun. Aux confins du Venezuela et de la Colombie, la ville-frontière d'Anabell Guerrero porte le nom de Saint Antoine. San Antonio del Tachira. Elle est loins d'être tranquille.
Ciudad herida.
Dans l'état de Tachira, à l'occasion d'un parcours photographique sur les pas du Libertador Simon Bolivar, Anabell Guerrero a voulu voir la frontière. L'identifier, la matérialiser, la toucher, poser un doigt dessus, s'y mesurer. San Antonio, Cucuta, La Grita ... Ici, la frontière se traduit par un torrent, un rio de montagne en contreplongée. Très simplement, c'est un gué, et très ordinairement c'est le passage fréquenté de la contrebande et des trafics en tous genres. Deux hommes traversent l'image. Le rio prend une forme narrative. C'est une fiction horizontale, un film, et la marque d'une conscience commune. Dans une zone particulièrement dangereuse et sensible, l'artiste s'offre le luxe de braver l'interdit, et de se payer un caprice, après tout assez trivial : pour une fois, elle photographie une frontière, à découvert. Ce sera le cliché du bas, de la limite en creux, inférieure.
Par contraste, émergent alors chez Anabell Guerrero des figures érectiles, totémiques et massives, voire bibliques. Ce sont les retables de la montagne. Un homme, une femme, de face. A la présence trouble et risquée des passeurs, se substituent des visages géants, frontaux. Les monts les coiffent et les subliment. Il n'est plus vraiment question de narration, mais d'un manifeste de la verticalité, de la hauteur au sens noble. Ces beaux vosages affirment la maîtrise des sols et des ressources, la fierté de vivre avec et dans la frontière. Ils offrent à notre regard une hyper présence franche et nue, une plénitude. Aux flancs des montagnes, les champs sont travaillés, fauchés, glanés à la main. On imagine ainsi que les haciendas de la Grita appartiennent à un ordre ancien que n'aurait pas désavoué le sans frontiériste Bolivar.
Par contraste avec l'intranquilité réelle le long de la rivière, ou contre la laideur non moins réelle de la ville frontalière, cité blessée, de San Antonio, Frontera expose une sorte d'utopie de la frontière, assumée, peut-être généreuse. C'est une promesse d'humanité et de simplicité, c'est un accueil. Loin de Sangatte et des polyptyques de l'exil qui fondent son parcours d'artiste et de femme d'engagement, ici, dans les terres hautes de son Venezuela natal, Anabell Guerrero construit une nouvelle relation au paysage. Elle rend hommage aux maîtres anciens, aux impressionnistes, le Monet des Coquelicots, le Millet des Glaneuses ... Elle y caresse la géographie paradoxale du monde, ses paradis perdus. Elle s'y fabrique sans doute aussi une éthique du refuge, un refuge andin du beau et du plein.
Véronique Donnat, juin 2012.
© Anabell Guerrero.
Biographie
Née à Caracas, Anabell Guerrero vit à Paris depuis 1980. Elle travaille en France, au Venezuela et aux Caraïbes. Photographe plasticienne, elle s'oriente aujourd'hui vers des formes sculpturales et monumentales.
Anabell Guerrero ouvre des perspectives qui renouvellent le regard sur l'exil, les migrations, la vie à la frontière, l'entre-deux-mondes. L'oeuvre de la photographe questionne aussi bien l'exil intérieur des Indiens Guajiros (Totems, 2002), que celui des habitants des favelas de Caracas (Cité fragile, 2009) et des immigré en transit ou sédentarisés sur le territoire français (Aux Frontières et Voix du Monde). Anabell Guerrero ravive également la mémoire occultée de certains pays de la région des Caraïbes - Cuba, Martinique, Porto Rico, Venezuela - qui partagent un passé commun d'esclavage (Mémoire Obscure, 2010).
Photographe pendant plusieurs années au Parlement International des Ecrivains et au Carrefour des Littératures Européennes de Strasbourg (1991-2001), les portraits d'écrivains d'Anabell Guerrero ont été publiés dans de nombreux journaux à travers le monde.
Son travail plastique a fait l'objet d'expositions dans plusieurs pays européens, en Amérique Latine, aux Etats-Unis et au Japon.
Anabell Guerrero a publié deux ouvrages monographiques aux éditions Atlantica, Paris : Aux frontières (2005) et Totems (2006).
Photo et Vignette © Anabell Guerrero.