Anonyme / Agence France Presse, Des partisans du F.L.N. groupés aux environs d’Alger, 13 décembre 1960 Tirage argentique collection du musée Nicéphore Niépce
Musée Nicéphore Niépce 28, Quai des Messageries 71100 Chalon sur Saône France
La première partie de cette exposition est consacrée à la présentation d’une sélection d’images d’archives, de la colonisation militaire aux événements des années 1990.
L’exposition “Algérie, clos comme on ferme un livre ? / Archives ” se compose en grande partie des fonds du musée Nicéphore Niépce. Elle nous aide à comprendre la situation contrastée et singulière que fut la colonisation française en Algérie, à travers un ensemble original de plus de 130 documents fondant l’argumentaire historique.
La seconde partie est un commentaire contemporain sur la situation algérienne exécuté par Bruno Boudjelal à la demande du musée Nicéphore Niépce. Depuis trois ans, la Ville de Chalon-sur-Saône et le musée Nicéphore Niépce ont soutenu le projet original d’un photographe franco-algérien se rendant sur des lieux à l’histoire dramatique ou mythique.
Il nous conduit d’Alger à Chlef, de Sétif à Annaba ou nous fait suivre les traces de Frantz Fanon à Blida. L’exposition se compose de près de 75 tirages couleurs et noir et blanc.
Archives
Trop loin, trop proche, la France ne sait quoi faire de l’Algérie et la photographie avoue cet embarras. Des images de ce pays, on en a à foison ; des indigènes, c’est une autre question. Là, comme ailleurs, la photographie est affaire de point de vue.
Les premiers temps relèvent du militaire et des troupes coloniales. Les clichés des premiers albums dressent un monument à l’œuvre pacificatrice et émancipatrice de la France, de la Très Grande France. Fermeté et sérénité qu’incarnent le mehara et le médecin colonial. En ces temps, le militaire aime se montrer un peu ethnologue, un peu géographe. Mais le pacificateur se présente avant tout comme un constructeur de villes ; il a « tracé des routes, desséché des marécages, jeté les assises indestructibles de notre France d’Afrique » – Maréchal Franchet d’Espèrey. Dans ce qui n’est, après tout, que successions de décors changeants, de communautés divisées, de races en rivalité, le soldat français unit et transforme un pays tout en opposition.
Anonyme / Combier Imprimerie Mâcon Plage de Philippeville, vers 1950 collection du musée Nicéphore Niépce
Des récifs verdoyants de la corniche constantinoise, des dunes désertiques, des plantes fertiles de la Mitidja, le photographe participe au mythe de la « Nouvelle France ». Il enchaîne les images contrastées et impose la lumière face à l’ombre de la casbah, il prescrit le moderne contre le pittoresque. Ce vieux pays, grâce au colonisateur, retrouve ses racines méditerranéennes. L’archéologie et la photographie rappellent d’autres origines que l’Islam. Guides, brochures et livres répètent à satiété l’héritage classique, ce fonds commun qui unit les deux rives de la Méditerranée.
Les publications photographiques assoient l’idée d’une culture gréco-latine antérieure à l’Islam et exposent statues de Bacchus, Esculape, théâtres et temples, ruines.
En fin de compte, ce bricolage astucieux, mais fragile, doit laisser sa place au pittoresque.
Les chromos aux couleurs irréelles dressent le panorama d’une Algérie généreuse et « orientaliste ». Les oasis, les palmeraies s’accolent aux déserts et aux dunes ; ce désert parcouru par des figurants de films d’aventures. Le temps est à la Légion étrangère, au goumier, à ces personnages ardents qui s’opposent à l’image du voyou, ce héros crépusculaire caché dans les profondeurs de la casbah.
Là, au milieu des ruelles, dans ses méandres, vit un monde que l’on sait réel mais qui se dérobe au photographe. Le petit peuple algérien se résume à quelques figures ; la petite prostituée pubère, l’enfant mendiant, des formes blanches et voilées fuyant l’objectif. La ville algérienne sortie du pittoresque retrouve sa dangerosité et affirme sa résistance à la « civilisation ». Car la modernité et la fortune de l’Algérie s’écrivent par la main de la France. La carte postale des années 1950 le proclame. Tout ce qui s’est fait, s’est produit, s’est bâti sur cette terre ne doit rien à l’« indigène » mais tout au colon. « La Nouvelle France », celle dont chaque image fait l’éloge n’est que le décalage de la mère-patrie.
Chapitre par chapitre, l’histoire illustrée de l’Algérie a emprunté aux photographes un répertoire de belles images, de documents bien choisis, qui, en occultant les contradictions de la colonisation ont participé à l’ignorance des revendications légitimes du peuple algérien.
Anonyme / Combier Imprimerie Mâcon Une rue de Blida, vers 1950 collection du musée Nicéphore Niépce
Les images transmises par bélinographe vont violemment rappeler à la France métropolitaine la nature complexe et brutale de la colonisation. Sous le regard de la presse étrangère, les manifestations de soutien à l’Algérie française dégénèrent quand les partisans du F.L.N. appellent de leur vœu une Algérie musulmane. Tout s’accélère et se bouscule dans une guerre qui ne dit pas son nom et choisit ses images : généraux « félons », visages en sang dans les rues de Paris, la silhouette fugace de Krim Belkacem à Évian, le cessez-le-feu, l’indépendance.
Alors, le chapitre serait-il clos, comme le proclame l’hymne national algérien ?
Quelques dizaines de portraits d’identités de civils disparus dans les années 1990 remettent en question l’affirmation. L’indépendance ne fut qu’un moment, le prélude à d’autres luttes toutes aussi sanglantes, une continuité de la violence exercée contre le peuple algérien, des « colonnes expéditionnaires » du général Bugeaud, du carnage de Sétif au massacre des harkis.
« Clos comme on ferme un livre ? », une histoire en images qui n’en est pas une ; des suites de raccourcis, des disjonctions, des choix assumés pour ouvrir un autre livre d’images.
François Cheval, Conservateur du musée Nicéphore Niépce
Bruno Boudjelal, 2009 – 2011
Parti à la recherche de ses racines dans les années 1990, Bruno Boudjelal a découvert une Algérie meurtrie par les événements politiques contemporains. Avec le soutien du musée Nicéphore Niépce, il est retourné sur place ces trois dernières années pour poursuivre son récit en images, en le confrontant cette fois à la vision des écrivains et journalistes témoins de la réalité quotidienne et complexe de ce pays.
La dégradation continue des teintes. Au moment où s’estompe le bruit de fond des commémorations, l’Algérie s’éloigne encore. On a beau convoquer de force l’Histoire et la mémoire, organiser à la sauvette des cérémonies dérisoires, on ne sait comment rétablir un lien, même ténu, entre deux peuples et deux pays, pire, on ne peut en créer un nouveau.
L’Algérie est un voyage toujours recommencé. Non pas de ces voyages que l’on aimerait répéter, non, à chaque fois l’obligation nous est faite de tout remettre à plat. L’Histoire ne répond à l’attente de personne. Face à face, les protagonistes de ce drame se regardent en chiens de faïence, dépourvus de ressources rassurantes.
Alger série « Frantz Fanon » © Bruno Boudjelal / Agence VU
L’Algérie est une montagne accablante que jamais Sisyphe ne gravira. La Méditerranée est un mur, moins honteux que d’autres, mais tout autant infranchissable. On comprend que certains n’aient d’autre solution que le retour au pays natal. L’affaire est connue, un pied dedans, un pied dehors, toujours claudiquant, la traversée du pays est, forcément, sentimentale. La déception n’est jamais loin quand on relate une expérience personnelle. De la fracture d’origine aux voyages désormais réguliers, Bruno Boudjelal se fait le chroniqueur de sa propre histoire. Derrière chaque image affleurent la curiosité et le doute incessant. C’est moins d’ailleurs le retour et les retrouvailles que l’angoisse de s’aventurer dans le superficiel qui dirige le photographe vers des lieux choisis d’avance. L’homme, plus que le photographe, est en quête d’une histoire singulière, certes, mais avant tout il se met à la recherche d’hommes respectables. S’il prend la route, c’est avec la ferme volonté de ne pas en découdre avec le passé mais avec le présent.
L’Algérie est un vœu pieux. Parce qu’elle se ressemble fidèlement ! Les impressions sont fidèles à ce qu’il en sait, à ce qu’il a entendu. Les voyages se sont multipliés ces dernières années. L’étonnement, la fascination, la déception, la colère, ces sentiments sont déjà remisés dans des livres et des expositions. La chaux fond au soleil et Bruno Boudjelal a repeint l’Algérie aux seules couleurs de la réalité, le pastel de la mélancolie.
Cette présentation deviendrait vite envahissante si, au contraire, cette couleur, cette subtile beauté, ne disaient la corrosion et l’obsolescence des choses. L’Algérie a abandonné le rouge et le vert pour se couvrir de cendres et de couleurs délavées.
Je me souviens de Ben Bella présenté à la presse internationale. Je revois son visage. De ce jour date la victoire du peuple algérien. Et la France, initiatrice de la piraterie aérienne, perdit ce jour toute dignité. Le temps glorieux des fellaghas s’est clos aussi vite.
Honneur perdu de la révolution nationale, que reste-t-il à Bruno Boudjelal, sinon se mettre à la poursuite du pur, du juste, Frantz Fanon ; voilà l’urgence du voyage. Lui-seul, le médecin créole, le militant révolutionnaire, a su trouver le pays natal, aux côtés des fellahs, des miséreux, des têtes malades. Le voyage du photographe n’a rien de joyeux, ni de débonnaire. Plutôt lucide, il nous redonne les expressions figées de la terre algérienne, les traits de ceux qui se sont retournés et ont été transformés en statue de sel.
Car tout se mélange dans une histoire photographique où tout se vaut ; les témoins de la guerre de libération nationale, les anciens de l’hôpital de Blida, et la sale guerre ne font qu’un dans ce monde clos. Mais la deuxième guerre, celle qui n’a pas de nom, expérience maudite et muette, subie par tous, l’emporte. Ici, plutôt que la mélancolie, c’est l’odieux qui domine. La relation de voyage est jalonnée de gens sans nom, silencieux, avec une densité extraordinaire. Certains événements sont au-delà des mots et la photographie ici a su enregistrer ce lourd silence. Tout cela témoigne d’un besoin, presque compulsif de se référer à des figures.
Personne ne se détache de lieux sans prestige. Pourtant, chacun sait jouer son rôle dans ces multiples récits extraits du gouffre algérien. Question de survie. La mélancolie s’accole mal à la noirceur et au désespoir. En revanche, elle soutient la proximité du blanc, un blanc compact qui laverait l’Algérie de ses couleurs historiques. La blanchir, l’absoudre, un tel projet masochiste et accessoirement tentative de compréhension, avoue qu’on ne deviendra jamais l’autre. Et surtout qu’on ne souhaite pas le devenir.
Images du refoulé avec son cortège de tristesse. L’histoire n’est pas donnée, elle se créée à chaque tournant, au milieu de la brume, au détour d’une route mal entretenue. Transport sans exaltation, Bruno Boudjelal suit sans regimber la voie tracée par la nécessité. Voyage sans illusions d’un temps en sursis, ce voyage personnel, où jamais le photographe ne se découvre, contribue à l’écriture amère d’un peuple jamais découragé.
Le discours a la forme d’une boucle, d’un labyrinthe où pas une seule image n’indique la sortie. Au travers du filtre d’une vitre de voiture, et dans l’opacité de la nuit, les figures algériennes s’estompent, formant une suite d’esquisses plutôt que des témoignages. Retour aux origines quand le recueil de dessins au pastel et de croquis suffisait à la connaissance des peuples et des contrées.
La nuit et le jour, le jour et la nuit ; les villages et les villes se suivent dans la dégradation continue des teintes. Dans ces nuits floutées, aux lumières faiblement colorées, Bruno Boudjelal ne poursuit ni les corps, ni les sensations fortes et encore moins les vies perdues.
Alger centre © Bruno Boudjelal / Agence VU
Dominant le tout, l’événement qui commande la prise de vue, qui façonne le tirage, l’ennui. Cet incommensurable ennui qui soude les Algériens malgré les bruits familiers, les jeux de ballon et les ballades amoureuses. Une des choses les plus pénibles de la peu glorieuse époque est incontestablement cette langueur qui a saisi les corps. Spleen sans aucune discordance, dans un temps inorganique où jamais rien ne change.
Maudite photographie, parfaite métaphore d’un temps arrêté.
François Cheval, Conservateur du musée Nicéphore Niépce