affiche
Maison des métallos 94, rue Jean Pierre Timbaud 75011 Paris France
photographies soudanaises
une proposition de description d’un territoire
Comment donner à voir un territoire aussi complexe que le « Bilad es Sudan » (« Pays des Noirs », nom d’origine du pays en arabe) désormais scindé en deux États historiquement opposés, sans se laisser happer par l’immédiateté de l’urgence et de son traitement médiatique ? Le
photographe Claude Iverné, familier des sociétés, des enjeux politiques et économiques de ces contrées méconnues, tente d’y répondre par une exposition en trois volets :
· ses propres travaux depuis quatorze ans, présentés comme un corpus de documents visuels, par séries typologiques (Maison des métallos) ;
· les archives photographiques d’Elnour, bureau de documentation fondée par l’artiste avec seize photographes soudanais et des chercheurs internationaux, qui offrent un point de vue cette fois de l’intérieur (Usine Spring Court) ;
· une exposition de rue élaborée au jour le jour par les visiteurs et riverains eux-mêmes sur les murs du quartier, à partir des deux premières expositions (rues du quartier de Belleville).
Claude Iverné,
photographies soudanaises
(1998/2012)
Maison de Fayçal Mohamed Jaber, tribu Nouba Miri, camp de déplacés Mayo, extension Mandela, Khartoum/octobre 2005
© Claude Iverné/Elnour
Singulier parcours que celui de Claude Iverné : après avoir débuté dans le milieu de la mode, puis celui de la presse d’information, il découvre le Soudan et change de cap vers une pratique autonome de la photographie plus proche de ses préoccupations. La connaissance
intime que cet arabophone acquiert des territoires vécus et des peuples rencontrés, notamment au Darfour, contraste avec l’image qu’en donnent la plupart des médias.
Comment ne pas se laisser happer par l’immédiateté de l’urgence et son traitement médiatique, basé sur l’émotion des cris d’enfants ?
Le parcours débute par cette question, sous forme de revue de presse internationale sur le Soudan. En miroir, des tableaux et des cartes informent sur la répartition régionale de la population, le partage du pouvoir, l’inégalité d’accès aux services. Tous ces éléments sont
déterminants pour comprendre les conditions de l’habité selon l’appartenance sociale.
L’artiste pose ici d’emblée la question de la représentation en ouvrant l’exposition par ce mur couvert d’articles sur le Soudan. Publications issues de la presse internationale, articles et infographies de revues scientifiques offrent un panel d’informations contradictoires ou complémentaires selon la lecture.
L’exposition proprement dite commence une fois passée cette étape.
Le visiteur y accède par un sas symbolique : un long corridor étroit dont les parois sont tapissées d’images grandeur nature d’une file d’attente. Il s’agit d’une distribution alimentaire, symbole de l’urgence, au Darfour fin 2004, au plus fort du pic médiatique, bien après les violences. Deux miroirs placés dans l’installation intègrent le visiteur à la scène. Il se fera sa propre idée de la valeur de ces images, qui – bien que caractéristiques des symboles médiatiques utilisés pour représenter ce territoire –, une fois agrandies et agencées en série, révèlent des contradictions. Pourquoi ces femmes sourient-elles ?
Pourquoi portent-elles des robes écarlates, repassées, et n’apparaissent-elles pas, tout comme les enfants qui les accompagnent, faméliques et atterrées, comme le décrivent les gros titres ? Sommes- nous réellement au Darfour en pleine crise humanitaire ?
Une fois franchi, ce sas ouvre vers un autre champ, calme.
Le champ médiatique se trouvent par ce double effet de miroir relégué en coulisse.
On pénètre alors dans un unique espace, immense, à l’instar des terres soudanaises. La scène, lente, presque immobile et silencieuse, banale, presque ennuyeuse, le temps ordinaire, là où les médias se rendent peu.
Là où, selon Claude Iverné, se situe la vraie violence, presque invisible, figée dans sa lenteur et le silence.
Les photographies de Claude Iverné dressent par typologies des catalogues de portraits, paysages, habitats, greniers, abris, architectures, arbres, déchets et carcasses et s’enchaînent dans un ensemble au fil narratif potentiel. Claude Iverné propose une lecture, un jeu de pistes sur lesquelles il a semé les indices de son passage.
Libre au visiteur de reconstruire l’histoire selon sa propre réception des images. Une façon de nous questionner sur nos propres codes, formats et standards de représentation.
Arbres a fetiches © Clauve Iverné/Enour
“ Contrairement à la définition du documentaire en photographie par Beaumont Newhall (la volonté du genre de persuader), il est ici nulle intention de convaincre. Qui pourrait prétendre résumer un territoire, une société à ses travaux photographiques ? Ni le temps passé ni les distances parcourues ni les anecdotes n’octroient la moindre valeur ajoutée. Les valises voyagent aussi !
Ces photographies sont soudanaises.Prises, élaborées, pensées ou fabriquées sur le sol du Soudan, elles traduisent toutes une part de réalité de là-bas. Justes, pour autant aucune n’est vérité. Bien que nombreuses, précises et abondamment légendées, elles contiennent proportionnellement peu de savoir sur ce territoire. Ce vocabulaire d’empreintes visuelles, plus ou moins les mêmes, assez homogènes, parfois systématiques voire automatiques, dépend de la grammaire et parfois du lyrisme qui les lient. Peut-être ces traces recèlent-elles plus d’indices sur leurs auteurs que sur leur sol commun. L’ensemble constitue un corpus, une collection de signes. Pour certains, il représenteront des documents, pour d’autres des compositions, des témoignages, l’inverse, ou rien… chacun selon ses préoccupations.
Il est donc question de soi, du visiteur lui-même. Le territoire sert ici de prétexte à miroir pour autant d’essais personnels.
J’ai vécu au Soudan. Ces sociétés se révélèrent très différentes de celles dépeintes dans la documentation variée compulsée avant mon départ.
Cela m’a incité à tenter de les comprendre, dans leur temporalité et leur langue. Le mode de vie nomade me convenait. J’y ai trouvé un fort écho à ma propre nature, et trouvé sans effort les conditions propices à exploiter mon rythme, le révéler, assumer ma nature lente.
En 1999, je me suis éloigné quelque part au milieu de nulle part au Darfour. Au prétexte de pister la fameuse « Darb al Arba’ïn » (piste des quarante jours), je répondais, sans réel but, à une intuition, une attirance à me désencombrer des codes et standards du monde de la
communication acquis par mimétisme, et apprivoiser mon libre arbitre.
Un certain goût du banal et de l’ordinaire, la vision de l’œil humain, la lenteur.
D’aucuns s’inquiètent encore parfois que je ne cherche, comme l’usage contemporain le dicte, une forme nouvelle forcément moderne. Je situe la modernité exactement à cet endroit de calme. Je la situe dans l’honnêteté de soi au détriment de trouvailles et d’effets bon marché. La modernité dépasse cet artifice de marché. L’esprit, bon ou mauvais, transpire de lui-même en filigrane malgré son auteur. La restitution de mon propos évolue également, comme s’élabore une vue globale constituée de brouillons successifs, tout comme l’est le territoire, en mouvement. J’évolue. Le territoire que je foule évolue aussi. Ainsi le brouillon me semble la forme de restitution la plus juste, la plus appropriée, la plus pertinente, la plus honnête. Juste aujourd’hui, différente et tout aussi juste demain.
Mon intention est ici de proposer au visiteur de s’emparer de cette collecte et d’en éprouver l’usage. Il dispose de mes images – au caractère je crois faiblement temporel, calme et silencieux, certaines agencées en catalogues, d’autres en courts essais narratifs – et de leurs légendes de type descriptif. Il dispose également des regards de l’intérieur, des photographes soudanais d’Elnour qui lui livrent des esquisses d’histoires et d’intimité.
À son tour de faire la part des choses et de constituer avec autant d’indices sa propre image de ce territoire d’ailleurs."
Claude Iverné
Gelabah à Nitil © Claude Iverné/Elnour
photographie soudanaise,
Elnour (1885/2012)
Le second volet Photographie soudanaise, exposé à l’Usine Spring Court, prolonge la question de la représentation. En effet, ces photographies également soudanaises le sont cette fois car prises par des photographes soudanais. Cette production exceptionnelle autant qu’inattendue apporte un contrepoint supplémentaire à notre regard occidental. Il s’agit d’un extrait des archives d’Elnour (« la lumière » en arabe), un bureau de documentation fondé par Claude Iverné avec des photographes soudanais et des chercheurs internationaux. Ce fonds photographique dresse à lui seul un portrait surprenant du Soudan, vu de l’intérieur. La sélection présentée retrace l’histoire du pays depuis la fin du xixe siècle à nos jours, des portraits raffinés de Rashid Mahdi aux images spontanées d’Abbas Habiballa ou encore des poses lascives enregistrées par Foud Hamza Tibin dans les années soixante-dix, quand le Soudan produisait du Jazz et brassait sa propre bière.
Ces photographies dressent un portrait varié et une pratique émancipée des canons esthétiques occidentaux.
Plusieurs évènements ont forcé le Soudan à affirmer une identité autonome. Lors de l’indépendance, les Britanniques ont vidé les tiroirs.
Pas une photographie, un livre, une note ne furent offerts aux rives du Nil. Les Britanniques ne formaient pas de personnels locaux aux métiers sensibles. Les compétences font défaut. Seuls deux Soudanais possèdent leur propre studio photo en 1956. Ni la maîtrise technique,
ni les codes de la représentation occidentale ni leur l’imaginaire n’auront influencé cette « génération spontanée ». Un vide salutaire que les tentatives d’élaboration d’une identité nationale furent forcées de combler, avec leurs propres racines. La poésie assume et remplit encore ce rôle dans tous les arts confondus. Dès lors, un photographe, tout comme un peintre, n’accède au statut d’artiste que s’il compose et mieux encore publie de la poésie. À défaut, l’élan poétique de son œuvre contribue à la reconnaissance d’un simple opérateur, tout amateur qu’il se revendique.
En 1969 le colonel Gaffar Nimeiri, à peine arrivé au pouvoir, s’inspire de la FSA de Roosevelt et crée un organe de production de documentation à grande échelle à des fins de propagande intérieure comme extérieure, les « Archives nationales ». Une singularité de ce chef d’État confère un caractère unique à la photographie à l’échelle d’un pays : il aime la photographie et les photographes. Il les gâte, les expose, les collectionne. Des millions de clichés produits par des dizaines d’opérateurs formés par l’office et envoyés à travers le pays pacifié constituent un fonds unique en Afrique. Son goût pour le médium confère aux photographes une formidable aura pendant une quinzaine d’années prospères, dont l’application de la Charia sonnera le glas en 1983. Depuis, la photographie peine à reprendre son souffle,
toujours affublée de suspicion, espionnage et délation.
Assemblée Nitil © Claude Iverné/Elnour
Elnour
Au cours de ses séjours au Soudan, Claude Iverné a rencontré des photographes pour la plupart en retraite, qui lui dévoilèrent une production d’une qualité rare. Séduit par cette prodigieuse découverte patrimoniale, et conscient des dangers qu’elle court (conditions de
stockage, censure, contrôle de l’État), il commence lui-même en 2000 le sauvetage méthodique de milliers de tirages et négatifs. Il fonde ensuite Elnour pour poursuivre cette tâche titanesque : nettoyer, scanner, numéroter, légender, ordonner, archiver chaque image, mais
aussi de les situer dans le temps, interviewer les photographes, retracer leur parcours, etc. En 2005, la Biennale de Bamako confie à Claude Iverné le commissariat de l’exposition Soudan. Les archives sont aujourd’hui rassemblées et organisées dans un bureau de documentation, qui gère déjà vingt mille clichés, valorisés par des expositions, publications et conférences.
Mnaima Adjak, tribu Shenabla, nomade, Kordofan Nord/août 2001 © Claude Iverné/Elnour
Photos et Vignette © Claude Iverné/Elnour