Des pêcheurs racontent comment, en pleine mer, ils rencontrent des corps dérivant au gré des courants. Zarzis, mai 2012.
À l'occasion du tournage du film Les Messagers de Laetitia Tura et Hélène Crouzillat, le Pavillon Carré de Baudoin accueille les photographes Laetitia Tura et Olivier Pasquiers, la réalisatrice sonore Hélène Crouzillat, le maître de conférence Nathalie Ferré, et l'un des auteurs du livre Immigration, un régime pénal d'exception, Emmanuel Blanchard - tous membres du GISTI (groupe d'information et de soutien des immigrés) - afin de débattre sur la question de l'immigration des Africains.
La photographe Laetitia Tura mène depuis 2001 un projet photographique dédié à l'immigration. Elle s'est rendue au Maroc afin d'en apprendre plus sur la disparition et le rejet des immigrants, choses assez communes depuis plusieurs années. C'est donc à travers son documentaire Les Messagers qu'elle donne la parole à ces immigrants oubliés.
Les Messagers de Laetitia Tura et Hélène Crouzillat
Laetitia Tura et Hélène Crouzillat réalisent depuis 2008 un film, Les Messagers. Il s'agit d'un documentaire qui traite de la disparition des immigrants, du problème des « passages de frontières et des difficultés à passer les frontières pour une bonne partie des humains de cette planète ».
Les trois ambitions des membres du GISTI
Le 22 mai 2012, les membres du GISTI ont réfléchi sur l'immigration et ont mis en avant trois points extrêmement importants :
« Montrer comment un certain nombre de dispositifs juridiques conduisent à ce que les étrangers soient de plus en plus perçus comme des délinquants ou des criminels quand bien même ils n'auraient pas commis ce que l'on appelle couramment des infractions de droit commun » ;
« Montrer que ces dispositifs juridiques colonisaient l'existence toute entière des étrangers ». En effet, lorsqu'une personne est condamnée pénalement, elle risque l'emprisonnement et donc d'être privée de liberté. Dans le cas des étrangers, les dispositions privatives de liberté ne sont pas connectées au droit pénal mais à une « criminalisation du fait d'être étranger ». Ce processus de « colonisation de la vie des étrangers » ne s'applique pas uniquement aux étrangers mais également aux personnes qui les soutiennent. Non seulement les personnes séjournant illégalement dans un pays autre que le leur peuvent être incarcérées, mais aussi tout individu leur ayant apporté de l'aide ;
« Montrer que ce droit qui criminalise d'une certaine façon il faut le retourner […] il faut faire en sorte que ce droit pénal qui est excluant, qui conduit à l'enfermement, peut aussi être un outil de lutte pour les défenseurs des étrangers et des étrangères ». Les combats juridiques menés ces derniers mois ont permis d'empêcher l'incarcération d'étrangers pour le simple fait qu'ils aient été en situation irrégulière sur le territoire français. Et la question qu'Emmanuel Blanchard se pose est la suivante : « Est-ce qu'à partir des outils du droit pénal lui-même on ne peut pas arriver à décriminaliser en partie ces conditions d'étrangers, en tout cas à desserrer l'étau de l'enfermement ? ».
Témoignages poignants d'immigrants (extrait du films Les Messagers)
Les immigrants rescapés interrogés par Laetitia Tura et Hélène Crouzillat témoignent à visage découvert ou non. Ils racontent leurs périples, leurs souffrances et surtout l'histoire de leurs confrères Africains qu'ils ont vu mourir sous leurs yeux.
« La barrière pour moi c'est un monstre […] c'est une barrière de grillage, les hommes qui sont de l'autre côté sont sans scrupules. Quand ils te frappent, c'est comme s'ils frappaient sur un animal, comme s'ils frappaient sur un serpent » raconte l'un des rescapés. Il explique qu'une fois arrivé à la frontière de Ceuta et Melilla (Espagne), il est impossible de ne pas se faire arrêter par les gardes côte qui considèrent les immigrants comme des moins que rien. Il emploie d'ailleurs la métaphore du serpent qu'on piétine en Afrique comme un immigrant qu'on piétinerait à la frontière.
D'autres ont vu des confrères se faire tuer par balles : « il est tombé, on a vu le sang, mais nous on peut pas le toucher, la panique, peur ».
Pour ces immigrants, il s'agit d'une guerre. L'objectif est d'entrer à Melilla vivant : « pendant que je suis en aventure, je suis soldat ».
Cette bataille pour survivre est « un cauchemar ». Un Camerounais explique que la Guardia Civil n'a aucune pitié. Il nageait avec un Sénégalais, un Guinéen et une Camerounaise à l'aide de bouées et avait presque atteint la rive lorsque des gardes côtes ont exigé qu'ils montent tous à bord de leur bateau de patrouille. Les membres de l'équipage ont alors découpé les bouées en morceaux et ont rejeté les quatre Africains à la mer. Pour le Camerounais, c'était atroce car le Sénégalais ne savait pas nager et ne voulait pas descendre du bateau. « Si on arrive à un niveau où un individu qui prend l'autre, qui le jette dans la mer, pourtant ils ont tout le matériel, ils nous ont récupéré, il y a la police qui est là, chacun son droit selon ce qui est définit, je sais pas. Et les Marocains qui ont aussi accepté de l'autre côté, ils ont ouvert le grillage, ils sont venus prendre le corps pour aller avec un soldat […] tout ça c'est de la chosification. Les petits nègres qui étaient là étaient chosifiés ».
Mais que faire lorsque les corps des naufragés ne sont pas identifiables ? Comment prévenir les familles, organiser des funérailles ? Ces immigrants ne fournissent jamais leur véritable identité, ce qui pose un sérieux problème. « Donner son identité c'est normal, c'est une chose importante pour moi. Parce que si ce gars avait donné son véritable nom [...] jusqu'à présent, même sa famille ne sait pas qu'il est mort. La famille se dit toujours que le fils est à l'aventure, un jour il va arriver où il va appeler. Pour moi je trouve que donner son identité c'est important ». Et lorsqu’ils disposent de toutes les informations nécessaires, ils n'osent pas informer la famille, ils « gardent le secret ».
Mogrosso L.B. Son fils a disparu dans le naufrage d'une embarcation au large d'Al-Hoceima (Maroc), le 28 avril 2008.
Des routes migratoires aujourd'hui fermées
Les routes migratoires dont parle le film Les Messagers sont quasiment toutes fermées. La première route concerne Ceuta et Melilla, des enclaves espagnoles en terre marocaine qui permettent d'entrer dans l'Union Européenne. La seconde mène du Maroc aux Iles Canaries et était très empruntée jusqu'au début des années 2010 car il est devenu plus difficile de passer par les enclaves de Ceuta et Melilla. En effet, un mur a été construit afin d'éviter toute intrusion en Europe. Cependant, certaines personnes parvenant à s'introduire en territoire étranger étaient par la suite enfermées dans des centres de rétention.
Qu'est-ce que la chosification ?
L'un des immigrants explique que « Selon le Petit Robert c'est le « fait de rendre semblable une chose ; de réduire l'homme à l'état d'un objet » ». D'après Emmanuel B., pour comprendre ce terme il faut « revenir à une catégorie qui a été très longtemps utilisée tout au long de l'histoire de la répression policière ». Les immigrants étaient communément appelés des encombrants, « c'est-à-dire des personnes qui sont là où elles ne devraient pas être ». Ces personnes ont été cachées, rendues invisibles, enfermées dans des camps de réfugiés. Et la métaphore du serpent qu'on piétine explique très bien ce qu'est la chosification.
Une chosification organisée
Malgré le fait que la Déclaration Universelle des Droits de l'Homme donne le droit à quiconque de quitter tout pays, l'Union Européenne cherche « à dénier ce droit à un certain nombre de personnes » et certains pays d'Afrique comme la Tunisie ou le Maroc « visent à organiser un délit d'immigration ».
Des accords de réadmission
L'Europe tente de négocier des rapports de réadmission avec le Maroc afin que les immigrants ayant réussi à traverser la frontière marocaine soient pris en charge par les Marocains.
La plainte
« En mars 2011, une embarcation qui était composée d'environ 70 personnes » a fait naufrage. « Il y a eu moins de dix rescapés et la plupart sont morts sur cette embarcation et donc on s'est demandé comment rendre visibles ces phénomènes invisibles », relate Nathalie F. Lors de ce naufrage, des personnes ont lancé des signaux de détresse mais les armées françaises et italiennes qui étaient au courant n'ont rien fait pour porter secours à ces naufragés. Les rescapés ont donc porté plainte contre X car il est très difficile de savoir sur qui rejeter la faute : sur les militaires, sur les gardes côte ?
Il existe un texte de loi qui stipule que si vous êtes en mer et en danger, votre situation doit entrainer assistance et secours. Or, « au nom de la politique de contrôle des flux migratoires », on ne peut porter secours à des personnes qui pourraient entrer dans le pays car, d'après les autorités, il ne s'agit pas d'humains.
La plainte permet de ré-humaniser les immigrants, de les faire exister de nouveau et juridiquement.
Mais pour porter plainte il est important de témoigner, de transmettre sa parole, ce qui est parfois assez compliqué.
Vanessa Voisin