© Ismaïl Bahri
Galerie Les filles du calvaire 17, rue des Filles-du-Calvaire 75003 Paris France
Cet artiste vit entre Paris et Tunis depuis une dizaine d’années et développe un univers singulier, mêlant une culture orientale à des références philosophiques et conceptuelles européennes, dont le socle formel questionne des problématiques purement plasticiennes.
D’abord on n’y voit rien. Un verre, un reflet, puis une main qui le ramasse. Puis se dessine, à la surface du liquide noir, quelques ondes, des secousses. Le verre déborde, l’encre s’étale sur la peau, s’échappe, par sursauts, sur le pouce, sur les doigts. Quelques secondes. L’encre ne cesse de s’enfuir. C’est presque irréel, elle coule, elle imprime sa marque autour d’elle ; le verre ne se vide pas. Infime, ce ne sont que gouttes et pourtant, elle a déjà envahi son support.
Quelques secondes encore, puis un bâtiment, un arbre peut-être, passés au négatif d’une encre noire, à travers l’axe de symétrie de la réflexion ; l’image inversée de notre univers émerge. Le voyage sidérant d’Orientations, vidéo emblématique d’Ismaïl Bahri peut démarrer. Car dans ce parcours à travers la ville, avec pour seule ligne d’horizon la surface d’un verre, se jouent toutes les problématiques d’une œuvre singulière, qui ne s’empare de l’infime que pour en montrer le possible vertige.
Polymorphe, son art passe par la photographie, la vidéo, le dessin ou l’installation comme autant de moyens de rejouer l’acte du « retrait », de faire naître sinon un événement, du moins une posture face à lui. Et si elle paraît insaisissable, se défiant des codes et de la représentation, la démarche de l’artiste n’a rien d’une dérobade. Car le retrait dépose une trace ou, comme il l’évoque lui-même, « attire l’attention par son désistement même ». C’est précisément cette pudeur à l’œuvre qui fait de son travail un générateur de possibilités de sens.
Hantées par la myopie, les œuvres d’Ismaïl Bahri fixent un point pour en faire l’épicentre d’une secousse en cours. Phénoménologie de l’infime, sa démarche s’impose un repère qui magnétise le regard, l’y accroche et déroule alentour l’écoulement du monde. Qu’il s’agisse du verre d’encre des Orientations ou du fil de Dénouement, la caméra, tout comme l’œil, semble en lutte avec la focale des objets. Mais ce prisme au travers duquel le monde se reflète ne révèle aucune « essence » ; il permet seulement de concentrer en lui l’immensité du champ. Lorsque le fragment de fil de Dénouement sursaute, qu’il se tend et se retend à mesure qu’il est enroulé, c’est tout ce qui se passe hors de lui qui est amené au regard. C’est alors dans la relation de ce fil au monde que s’insère l’œuvre, dans le réseau complexe des empreintes de l’invisible sur chaque élément sensible. À l’inverse d’un rétrécissement, cette concentration de l’image ne met en aucun cas hors-jeu tout ce qui est hors champ.
Jouant sans relâche avec l’espace, s’y inscrivant et s’y fondant par bribes (une main, une silhouette, une ombre), l’artiste ne pose pas simplement un regard myope sur les choses, lui-même maintient une certaine myopie à son égard. Et dans ce nuage éthéré, il brouille les frontières de son art, de la place même du créateur au sein du processus, résistant de toutes ses forces à une reprise par le discours. Le dialogue entamé dans Orientations avec un passant où, questionné sur son étrange entreprise, il invite à regarder la ville autrement, est éloquent - il faut l’imaginer braquant sa caméra contre un verre, les yeux sur l’écran de contrôle, déambulant d’un pas peu assuré dans les rues de Tunis. Ce flou qui se déploie autour de l’artiste est crucial, il interdit d’en finir avec ses œuvres et fait d’elles des organismes mais maintenus dans une certaine autonomie.
Propos : © Guillaume Benoit, Semaine, Edition Analogues, à paraître en mai 2012.
Vignette et image : © Ismaïl Bahri