Expositions du 21/10/2005 au 11/12/2005 Terminé
Musée Carnavalet 16, rue des Francs-Bourgeois 75003 Paris France
Le musée Carnavalet rend hommage à la photographe anglaise Dorothy Bohm dont la donation de plus de 150 de ses œuvres vient enrichir les collections sur Paris. Le public peut découvrir cet ensemble où s'exprime la relation privilégiée, pour ainsi dire amoureuse, entretenue pendant près de 60 ans par la photographe anglaise avec la capitale.
Ce lien, Dorothy Bohm le tisse au fil de fréquents séjours entre 1947 et nos jours, en symbiose avec l'évolution de la ville. Elle y trouve son style, d'abord en noir et blanc puis en couleur à partir de 1986. La photographe aime à déambuler au hasard des rues, le long des quais, dans les parcs et les jardins, s'imprégnant progressivement de l'atmosphère de Paris.
En noir et blanc, il est évident que son style se rapproche de la photographie humaniste d'après guerre, appartenance qu'elle admet aujourd'hui même si elle n'en avait pas conscience sur le moment. La sensibilité au quotidien, loin du sensationnel, la primauté de l'émotion sur le projet artistique, la rapproche en effet de Willy Ronis, Édouard Boubat ou Marc Riboud.
A cela, Dorothy Bohm ajoute un regard très féminin, imprégné de douceur et de connivence avec ceux qu'elle prend en image : « Ma photographie était un acte d'amour, l'émotion primait toujours, intuitive, sans préméditation. Je vivais cela intensément, choisissant les instants poétiques, mystérieux, transitoires, et uniquement lorsque la lumière me convenait ».
Au début des années 1980, elle se lance dans la photographie en couleur. Par rapport à sa production en noir et blanc, son style évolue radicalement tout en conservant une part de sa thématique : rue, reflets, enfants et passants en situation, détails de murs et de devantures de boutiques, affiches déchirées. Mais le motif est cadré de façon plus serrée. Les compositions sont parfois presque abstraites, traduisant une réalité moins immédiate à comprendre. Son œuvre reste néanmoins toujours empreinte d'une forte dimension affective.
« J'ai constaté que la couleur requiert une autre sensibilité [que le noir et blanc]. Ce qui est réel, ce qui est imaginaire, irréel, se mélange plus harmonieusement dans la couleur. Je peux donner libre cours à ma fantaisie; mes rêves prennent davantage leur essor! Mon œil, plus alerte, repère l'éclatement des couleurs là même où quelque chose d'inattendu advient. Je suis fortement attirée par le côté émotionnel des couleurs. C'est un langage différent de celui du noir et blanc. »
Ce langage renouvelé par la couleur traduit une étonnante aptitude à saisir la poésie du quotidien et s'en émerveiller. Les œuvres présentées au musée Carnavalet en portent le témoignage, comme autant de mots d'amour pour une ville où l'artiste a vécu de si beaux moments, instants précieux que le public est aujourd'hui convié à partager.
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Extraits du catalogue de l'exposition, texte de Françoise Reynaud
[...] Les débuts de la vie de Dorothy Bohm – elle est née en 1924 (1) – ont été tragiquement marqués par l'histoire des guerres sur notre continent. Elle n'en est pas devenue amère. Par chance, son caractère battant, l'éducation exigeante qu'elle a reçue sur les bords de la mer Baltique dans un milieu aisé - une famille lituanienne juive-, le goÛt des rapports humains, de la lecture et des beaux-arts, ainsi que l'amour du sport l'encouragent à trouver rapidement, à son arrivée en Angleterre en 1939 et malgré son jeune âge, une forme d'équilibre entre la reconstruction d'une identité et le choix d'une carrière correspondant à ses aptitudes. Elle rencontre très vite son futur mari, Louis Bohm, étudiant comme elle à Manchester, et l'épouse en 1945 : il sera pour elle un élément stabilisateur vital.
[...] La photographie devient la profession de Dorothy Bohm alors qu'elle n'a pas vingt ans. Ensuite, la création d'un studio de portrait en 1946 à Manchester lui permet de réussir précocement. Par sa formation, elle n'a pas reçu d'instruction en histoire de la photographie. Tel n'est pas l'usage à l'époque, et a posteriori elle ne le regrette nullement. Sa grande culture dans ce domaine s'est faite beaucoup plus tard, lorsqu'elle s'est investie dans l'essor de la Photographers' Gallery à Londres. Rétrospectivement, elle préfère avoir ignoré dans ses premières années de pratique, comment le constructivisme, le surréalisme et la nouvelle vision ont influencé les photographes de son temps. Ne connaissant aucun praticien, elle s'est sentie plus libre. En 1958, elle se sépare de son studio, mise à l'abri du besoin par la situation de son mari, et se consacre à la prise de vue de tous les sujets qui l'attirent d'une manière ou d'une autre : paysages, natures mortes, scènes de rue, vie quotidienne.
Dès la fin des années 1940, elle découvre avec son époux le plaisir de voyager [...], et c'est en 1947 qu'ils découvrent Paris en changeant de gare pour se rendre à Montreux, en Suisse. Subjugués par leur vision des rues et des boulevards, ils se promettent de revenir. Ils reviendront souvent, séjournant chaque fois près de la Madeleine, au 8, rue Cambon à l'hôtel Métropolitain. Puis en 1954, Louis Bohm obtient un poste important à Paris. En novembre ils emménagent dans un appartement proche de l'avenue de la Grande-Armée, rue Lesueur. Dorothy Bohm s'approprie progressivement la ville. Elle croit devenir parisienne pour un certain temps, pour au moins quatre ou cinq ans. Mais, à sa grande déception, au bout d'un peu plus d'une année, il leur faut partir aux États-Unis. Quitter Paris après s'y être sentie en accord avec les pierres, la lumière et l'atmosphère ambiante est une déchirure. Heureusement, elle aura encore maintes occasions de venir à Paris, et ce jusqu'à maintenant.
Son goÛt pour l'art, cultivé dès l'enfance, précède sa passion pour la photographie. D'emblée elle se lie facilement avec des peintres et des sculpteurs, ne rencontrant pas de photographes. Dès les années cinquante, elle fait la connaissance d'un certain nombre d'artistes qui admirent ses prises de vue en plein air. Sa culture visuelle est liée à l'histoire de l'art, de la sculpture antique à Picasso, avec une préférence pour les peintres qui utilisent franchement la couleur : Nicolas de Staël, Matisse, Kandinsky, Max Ernst, Klee, Miró, sans oublier les plus subtils, Degas et Odilon Redon. Elle cite aussi Georges de la Tour, le vibrant peintre du XVIIème siècle. L'abstraction des paysages et des natures mortes de l'artiste anglais Graham Sutherland (2) l'attire particulièrement, mais elle regarde surtout vers l'art européen.
Les trois premières décennies de sa pratique photographique lui permettent pour ainsi dire d'être seule avec ses images. Lorsqu'elle opère dans son studio de portrait, elle ne se préoccupe pas de notoriété, et plus tard quand ses photographies plairont aux uns et aux autres, elle se fera prier pour la moindre publication (3). Par la suite, sa situation un peu particulière – ne plus avoir à vivre de son art –la place dans une position de retrait. En toute modestie et avec les encouragements d'un époux qui sait reconnaître son talent, elle se consacre en privé à sa production. Lorsqu'elle vit à Paris en 1955, elle savoure son indépendance. Là non plus, elle ne cherche pas à rencontrer le milieu professionnel et ne connaît même pas l'existence du Groupe des XV (4). Le seul artiste qu'elle voit régulièrement et qui devient un ami est Avigdor Arikha, jeune peintre d'origine roumaine qui vit à Paris, de cinq ans son cadet, et qui lui fait découvrir les quartiers qu'il affectionne. [...] Mais ce que Dorothy Bohm préfère par-dessus tout, c'est la solitude et la déambulation au hasard, dans les rues, le long des quais, dans les parcs et les jardins. Elle ne prend pas de plan, mais suit l'inspiration du moment. “ Ma photographie était un acte d'amour, l'émotion primait toujours, intuitive, sans préméditation. Je vivais cela intensément, choisissant les instants poétiques, mystérieux, transitoires, et uniquement lorsque la lumière convenait ”[...] (5).
À observer ses images en noir et blanc, qu'elle prenait un grand soin à tirer elle-même, il est évident que son style se rapproche de la photographie humaniste française. Cette proximité avec Willy Ronis, Édouard Boubat et Marc Riboud est agrémentée d'un regard très féminin, imprégné de douceur et de connivence avec les personnes photographiées, différemment toutefois de Robert Doisneau, dont la démarche est plus sociale. L'école photographique de l'après-guerre en France, qui prend ses racines dans le reportage des années trente, se distingue par sa sensibilité à ce qui n'est pas sensationnel : “ L'émotion prime sur le projet artistique, l'investigation concerne le quotidien et le banal, transcrits avec tendresse et, surtout, avec une grande foi dans l'homme(6).”Dorothy Bohm reconnaît aujourd'hui cette appartenance même si sur le moment elle n'en était pas réellement consciente.
[...] Les années 1970 marquent un tournant dans sa vie. Elle participe de plus en plus à des expositions et la Photographers' Gallery bouleverse son rapport à la photographie en général (7). Elle collectionne les ouvrages sur son histoire et ses auteurs, se constituant une remarquable bibliothèque (8). Elle rencontre de nombreux photographes, de toutes les générations, qui pour certains deviennent des amis. Ainsi tisse-t-elle des liens très forts avec André Kertész, Manuel Álvarez Bravo, Bill Brandt, Arnold Newman, George Rodger et Josef Koudelka, dont elle admire beaucoup le travail. Tous fréquentent la galerie, parfois assidÛment. Ces riches amitiés durent à l'occasion plusieurs décades. Avec André Kertesz et Manuel Álvarez Bravo particulièrement, cette grande connivence peut se comprendre, car bien des photographies de Dorothy Bohm ont une résonance avec leur œuvre, par un graphisme équilibré et une poésie teintée de surréalisme.
C'est d'ailleurs grâce à André Kertész qu'elle se lance, au début des années 1980, dans la photographie en couleur, alors qu'elle approche l'âge de soixante ans. Venue à New York rendre visite au photographe, elle découvre les petites images en polaroïd qu'il a commencé de réaliser. Séduite, de retour à Londres, elle s'essaie immédiatement à cette technique qu'elle pratiquera deux ans, avec les commentaires élogieux de son mentor. Une nouvelle aventure s'ouvre à elle. Lors d'un voyage en Extrême-Orient en 1984, elle expérimente les négatifs couleur, grâce aux boutiques de développement automatique qui n'existent pas encore en Europe. Elle choisit alors définitivement cette technique et abandonne la photographie en noir et blanc.
Elle trouve avec la couleur une nouvelle forme d'expression qui la satisfait, la stimule et lui donne la possibilité de transcrire ce qu'elle a toujours aimé regarder. La couleur fait réellement partie d'elle-même, tant et si bien qu'une teinte peut momentanément modifier son humeur. “ J'ai constaté que la couleur requiert une autre sensibilité [que le noir et blanc]. Ce qui est réel et ce qui est imaginaire, irréel, se mélangent plus harmonieusement dans la couleur.
Je peux donner libre cours à ma fantaisie ; mes rêves prennent davantage leur essor! Mon œil, plus alerte, repère l'éclatement des couleurs là même où quelque chose d'inattendu advient. Je suis fortement attirée par le côté émotionnel des couleurs. C'est un langage différent de celui du noir et blanc. ”(9). Ses images pleines de dynamisme, parfois burlesques, ou graves, souvent surprenantes, se font l'écho de son expérience passée : sa pratique du portrait, du paysage et de la nature morte, son amour pour la peinture et le dessin, son intérêt pour l'œuvre des photographes du XXème siècle (10). Par rapport à sa production en noir et blanc, son style évolue radicalement, tout en conservant une part de sa thématique : rues, reflets, enfants et passants en situation. Mais le motif est cadré de façon beaucoup plus serrée. Les compositions sont parfois presque abstraites, traduisant une réalité moins immédiate à comprendre. Certaines de ses photographies sont simplement des formes ou des masses colorées qui transmettent un message pictural de délectation ou qui rendent compte d'un étonnement, ou peut-être même d'une inquiétude sur le devenir du monde.
Se sentant plus européenne qu'anglaise, dans la couleur comme auparavant dans le noir et blanc, Dorothy Bohm est à vrai dire difficile à situer : elle est en réalité assez éloignée des pratiques américaine, européenne et anglo-saxonne (11); sa facture très particulière n'appartient qu'à elle [...].
L'importante et précieuse donation que fait Dorothy Bohm en 2005 au musée Carnavalet de plus de cent cinquante photographies – 92 tirages d'époque noir et blanc et 64 épreuves numériques en couleur, choisis en collaboration avec le musée – est, à n'en pas douter, le signe d'une très grande générosité, celle qui lui est naturelle pour petites et grandes occasions. C'est aussi le témoignage de sa profonde affection pour une ville qui lui a offert quelques-uns des plus beaux jours de sa vie.
Notes
1-Dorothy Bohm ne se considère pas comme une réfugiée, mais il est certain que sa venue en Angleterre alors qu'elle n'a pas encore quinze ans, envoyée par son père qui veut la protéger des persécutions nazies, lui a permis d'éviter le sort qu'ont subi bien des jeunes de sa condition.
2- Graham Sutherland (1903-1980) graveur et peintre anglais.
3- Sa première publication, en octobre 1955, dans le célèbre magazine anglais Photography, lui est demandée par Norman Hall, son directeur de la photographie (voir Dorothy Bohm, “ I saw daylight ”, op.cit., p. 40-43).
4- Le Groupe des XV, créé en 1946, réunissait des photographes comme Marcel Bovis, René-Jacques, Willy Ronis et Robert Doisneau.
5- William Bishop, “ Dorothy Bohm, Gain Through Loss ”, The Photographic Journal, février 1995, p. 61.
6- Jean-Claude Gautrand, “ Le regard des autres, humanisme ou néo-réalisme ? ” in Michel Frizot, Nouvelle histoire de la photographie, Bordas-Adam Biro, Paris, 1994, p. 613.
7- La Photographers' Gallery est créée en 1971 à l'initiative de Sue Davies qui demande à Dorothy Bohm d'être son directeur associé. Les deux femmes s'étaient rencontrées en 1969, lors de l'exposition People at Peace. La galerie organise des expositions, vend des livres et des épreuves photographiques pour collectionneurs, et possède une bibliothèque. Norman Hall joue un rôle important en introduisant nombre de photographes qui sont exposés et publiés par la Photographers' Gallery.
8- Elle aura jusqu'à deux mille ouvrages, acquis récemment, en 2000, par un musée japonais de la photographie, le Kiyosato Museum of Photographic Arts.
9- William Bishop, “ Dorothy Bohm, Gain Through Loss ”, The Photographic Journal, février 1995, p. 61.
10- Je pense à Aaron Siskind pour les morceaux d'affiches déchirées, à Robert Frank et Harry Callahan pour les scènes de rues où les passants sont croqués dans leurs attitudes spontanées, à Maurice Tabard pour les assemblages surréalistes.
11- Elle ne s'estime proche de personne et ne reconnaît que l'influence de la peinture. J'ai pourtant envie de la comparer d'une certaine manière à Paul Outerbridge, et aussi à Gisèle Freund, deux photographes précoces utilisateurs de la couleur ; mais elle se différencie de William Eggleston, trop américain et de Martin Parr, trop anglais. Elle revendique par ailleurs la forte influence qu'ont eu sur elle depuis toujours, les films de Fellini, Bergman et Antonioni. Et elle ne cache pas son admiration pour la photographe américaine Helen Levitt, qui se servit en son temps de la couleur.
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COMMISSARIAT
Françoise Reynaud, conservatrice chargée des collections photographiques et Lynne Woolfson, historienne de l'art.
CATALOGUE
"Un amour de Paris"
Format 22 x 33 cm, relié, 152 pages
41 illustrations bichros & 52 quadris
Éditions Paris-Musées
Prix : 34 euros
>Site internet de Dorothy Bohm: www.dorothybohm.com
>A voir en parallèle à l'exposition: Bill Brandt à la fondation Cartier-Bresson: http://www.actuphoto.com/page.php?page=pronews/news_complete&id=1994
Concierge, années 1970
© Dorothy Bohm
Musée Carnavalet 16, rue des Francs-Bourgeois 75003 Paris France