En août 1992, à l'invitation d'un vieil ami, Robert Frank effectue un séjour de cinq jours sur le cercle polaire arctique à Pangnirtung, bourgade canadienne peuplée de 1300 Inuits. Dans ces lieux désolés, Frank photographie à son habitude en Polaroid noir et blanc. Le livre s'ouvre sur quelques paysages. Masse sombre des eaux du fjord et des montagnes environnantes, pâleur des cieux nuageux. Pour Pangnirtung Robert Frank choisit de ne photographier aucune présence humaine.Passé la présentation du cadre naturel, Frank se borne à décrire cette petite ville où l'on ne trouve que le minimum vital. Ce faisant, il parvient à mettre en exergue certains fondamentaux du monde moderne. Un fil téléphonique se balance au dessus du permafrost : réseau, liaison, interconnexion. Face à la mer, des logements sociaux : inégalités et tentatives de les corriger. En guise de rideau à une fenêtre, l'image d'un tigre : rêve d'ailleurs. Des réservoirs de pétrole : dépendance énergétique. Et puis, pour finir, le bout de la route de ce bout du monde et des croix blanches : finitude et méditation.
En 1995, au départ de la Réunion, Philippe Lopparelli embarque à bord du Marion Dufresne. Destination, les Terres australes et Antarctiques Françaises. Soit un périple de près de 10.000 km de la Nouvelle Amsterdam, aux îles Crozet en passant par les Kerguelen. Ce qui intéresse Lopparelli dans ces lieux c'est qu'il n'y a "rien". Et c'est ce "rien" qui lui semble important de photographier. Si faire se peut, les 6x6 noir et blanc de Lopparelli sont plus lyriques encore que les Polaroids de Robert Frank. Pour autant, la réflexion qui s'en dégage est bien différente. Les images qui composent Autre Eden, sont purement réflexives. Elles interrogent le statut de la photographie. Et plus précisément sa qualité d'image toujours construite, donc toujours fictionnelle. Quelques exemples. Sur le pont du bateau, le premier plan est sombre. Au centre, deux hommes dont l'un pointe quelque chose du doigt. Ils sont éclairés par un gros projecteur halogène en haut de la photo et semblent deux acteurs. Page de droite, un doigt pointe une île sur une carte. Image dans l'image. Plus loin, à la Nouvelle Amsterdam, un panneau de signalisation indique "Paris 11.800 km. Signe et absurdité du signe. Ailleurs, Lopparelli photographie des manchots et, ironie, sur le plastron immaculé de l'un des volatiles se dessine l'ombre de la main grande ouverte du photographe. Contradiction de l'énoncé et de l'énonciation. Ailleurs encore, au premier plan d'un paysage désolé de baraquements apparaissent des étoiles certainement collées sur une vitre. Étoiles dans le regard du photographe-magicien qui accepte ici de dévoiler quelques-uns de ses tours.