Une information capitale pour le monde de la photo est sortie le 14 juin dernier. Mais elle est passée inaperçue.
Mardi 14 juin dernier, le célèbre laboratoire Picto, à Paris, annonce en effet l'arrêt de son activité de développement de films. Après plus de 60 ans d'existence, durant lesquels il aura été à l'origine de certaines des plus belles photos du XXème siècle, le laboratoire estime que « le volume critique permettant la sécurité et la stabilité ne pourra bientôt plus être assuré, vu la baisse constante du nombre de films développés chaque jour sur le marché professionnel ». Rectification du 30 juin 2011 : Nous insistons, à la demande justifiée de Philippe Gassmann, sur le fait que si le laboratoire Picto met fin à son activité de développement de films, en revanche, l'activité de tirage argentique est maintenue chez Picto !
Créé en 1950 par Pierre Gassmann, le grand-père du directeur général actuel Philippe Gassmann (photo ci-contre), le laboratoire Pictorial Service a toujours entretenu un lien fort avec l'agence Magnum. Dans les années trente, Pierre Gassmann rencontre un jeune photographe nommé Henri Cartier-Bresson, et lui propose de développer ses photos. Une amitié naît alors entre les deux hommes. Gassmann soutient la naissance de l'agence Magnum mais décide de rester en dehors et crée son laboratoire professionnel au service des photographes. Cette relation durera très longtemps. « Au début, la réputation de Picto s'est faite à travers Magnum. Avec Pierre Gassmann, nous n'avons rien fait de miraculeux. Nous inventions nos méthodes et nous les expérimentions jour après jour. » explique François Duffort, un des tireurs du laboratoire .
C'est Edy, le fils de Pierre, qui va lui succéder à la direction du laboratoire et permettre à l'agence de rentrer dans le monde de la photo couleur. Philippe Gassmann, lui, a été confronté à l'arrivée du numérique dans les années 90. Il explique que « naturellement, Picto s'est approprié ce que les nouvelles technologies offraient en terme de possibilités créatives ». Picto, comme tous les autres labos, a d'abord chercher à diversifier son offre, avec son service Picto Online par exemple (http://online.picto.fr/). Au début, il a, bien sur, conservé ses relations privilégiées avec ses clients en refusant de sacrifier les prestations argentiques proposée. Mais la révolution a peu à peu déstabilisé le marché des prestations photographiques. Rattrapé financièrement, le laboratoire a, aujourd'hui pris la décision de se concentrer essentiellement sur une accessibilité online de ses prestations argentique et numériques.
Picto continuera d'assurer la production jusqu'au vendredi 29 juillet 2011 pour permettre à ses clients de s'organiser. Pour la suite, il leur recommande la société Atelier Publimod pour leur « permettre de garder dans le futur toutes les assurances d'un traitement professionnel sans concessions ».
Un livre retraçant l'histoire du laboratoire à travers ses plus grandes photos est sorti l'année dernière aux éditions Actes Sud : Picto 1950-2010 : voir avec le regard de l’autre, 60 ans d’histoire de la photographie vus par Picto.
Pour comprendre la raison de ce changement capital, Actuphoto a posé quelques questions à Philippe Gassmann, directeur du laboratoire Picto.
Dans une lettre adressée aux clients, vous dites que le « volume critique permettant d'assurer la sécurité et la stabilité ne pourra bientôt plus être assuré, vu la baisse constante du nombre de films développés chaque jour sur le marché professionnel » : Quel est, en chiffres, ce volume critique et quelle évolution a connu la répartition entre argentique et numérique chez Picto ces dernières années ?
Il y encore 10 ans, l’analogique représentait 50%. Notre laboratoire avait quatre sites de développement et occupait 40 développeurs. Aujourd'hui, nous ne sommes plus qu'à un seul site de développement et 4 développeurs. L'analogique ne représente que 4% de chiffre d'affaires. La décroissance continue et descendre en dessous de ce seuil pour rester rentable fait courir un risque au niveau de la sécurité. De plus, diminuer les sessions de développement fait courir un risque au niveau de la stabilité du traitement.
Nous n'avons pas pris cette décision à la légère. C'est le résultat d'une réflexion de plusieurs mois et d'un accompagnement progressif sur 10 ans.
La dilution des volumes de film est la pire solution pour garder des chimies stables. Nous nous efforçons donc de jouer sur la concentration des volumes qui permettra à quelques structures spécialisées de maintenir le plus longtemps possible le niveau de prestation professionnelle nécessaire.
Craignez-vous de perdre de votre prestige (qui vient en partie de vos liens avec Magnum à l'origine, et de votre savoir faire argentique) en abandonnant le développement argentique ?
Certes cette décision est symbolique car Picto est né du développement et du tirage professionnel.
Et plus de 50% de notre personnel a commencé sa carrière en tant que développeur. C’est donc lourd pour nous et pour certains de nos clients comme Magnum.
En revanche, Magnum nous attend sur de nouvelles prestations. Nous venons de réaliser pour eux une très grosse exposition évènementielle en utilisant les techniques d’impression jet d’encre UV grand format. Nous imprimons directement sur Dibond et le rendu est magnifique.
Le prestige n’est pas attaché à la seule prise de vue argentique et à son développement, même si nous en avons la mémoire, la culture et la reconnaissance. L’argentique « pur » représente moins de 5% de notre activité depuis plus de 5 ans. L’argento-numérique (technologie Lambda) représente encore plus de 50% et nous ferons tout pour le soutenir le plus longtemps possible.
Mais à ce niveau, nous ne sommes que les utilisateurs de technologies dans les mains des actionnaires des grands groupes d’émulsionneurs et d’imageurs. Ce n’est pas nous qui décidons. Nous sommes tributaire de l’arrêt de la fabrication des émulsions argentiques ou de l’arrêt du SAV des agrandisseurs argento-numérique (Lambda). Nous pouvons utiliser tout notre poids et notre symbole pour influer, mais au bout du compte, c’est le conseil d’administration de Kodak, Ilford, Fuji, Océ, Durst qui décide. Ces dernières années, nous avons vu naître et disparaître un bon nombre de procédés (R3, P3, EP2, E3 etc).
Ce n’est pas nouveau et c’est une constante dans le milieu de la photo, comme le montre l’encyclopédie Anne Cartier Bresson, Jean Paul Gandolfo sur les centaines de procédés qui se remplacent les uns les autres depuis l’invention de la photo.
Notre raison d’être et notre mission vis-à-vis de nos clients reste la même depuis le début. Nous restons leur complice et nous nous adaptons aux nouvelles technologies depuis 60 ans.
Quels sont vos liens avec Publimod, qui font que vous recommandez aujourd'hui cette société à vos clients en argentique ?
Ce sont des purs et durs, issus d’une structure créée par un ancien de Picto. Ils sont aujourd’hui réunis sous forme d’une Scop. C’est une société coopérative de type SARL, dont les associés majoritaires sont les salariés. Ils ont pour vocation de durer en argentique le plus longtemps possible. Nous avons donc opté pour une réorientation vers l’équipe de Publimod, dont la réputation n’est plus à faire dans ce domaine.
Comment envisagez-vous la place de l'argentique dans l'avenir de la photographie ? L'argentique est-il mort pou les agences ? et pour les particuliers ?
L’argentique existera tant qu’il y aura des émulsionneurs qui le fabriquent, et, pour le tirage, des industriels qui maintiennent un parc d’imageurs. Nous nous préparons depuis plus de 20 ans à remplacer les techniques argentiques par les procédés jet d’encre.
Ces procédés sont presque prêts pour remplacer l’argentique. Ils sont mêmes supérieurs sur beaucoup de points (sauf la rapidité, la résistance mécanique et le prix au m²). Mais c’est maintenant une spéculation sur un procédé condamné à disparaitre qui prend la main. Ce qui va disparaitre va être plus cher donc on le privilégie et on fausse la tendance naturelle, malgré la supériorité technologique des nouveaux procédés. Mais la tendance lourde est en place : meilleure qualité, meilleure conservation, prix de vente au m² très supérieur pour les fabricants…
Ce qu’il faut retenir, c’est qu’en contre-point de cette décision, nous «développons» depuis plus de 5 ans de nouvelles solutions de prestations en ligne et hors ligne, complètement adaptées à l’évolution de nos métiers. Et nous continuons à innover dans de nouvelles prestations.
Dernière innovation en date: le «négatif numérique». A partir d’un fichier numérique ou d’un négatif, nous imprimons un négatif sur un support translucide avec la technologie jet d’encre Piezo Charbon. Ce « négatif numérique » permet alors aux photographes de faire des tirages argentiques traditionnels par contact. Picto a toujours été l’accompagnateur des photographes, avec le Noir & Blanc à son lancement, puis avec la couleur par la suite, et avec le numérique depuis 25 ans.
Quels souvenirs les plus marquants gardez-vous de ces 60 ans de développement argentique ? Avec quels photographes avez-vous préféré travailler, sur quelles images ?
Pour n’en citer que quelques-uns …, voici la liste des photographes qui ont participé à nos 60 ans. Tous sont des complices et nous ont fait l’énorme plaisir de participer à notre livre :
Gilles Abegg, Philippe Abergel, Grégoire Alexandre, Céline Anaya-Gautier, Daniel Aron, Frédéric Auerbach, Louis Bachelot et Marjolaine Caron, Jean-Christophe Ballot, Christophe Batifoulier, Michael Baumgarten, Bellec, Gaston F. Bergeret, Quentin Bertoux, Bruno Bisang, Werner Bischof, Alain Bizos, Jacques Borgetto, Edouard Boubat, Pierre Boucher, Thierry Bouët, Brassaï, Frédéric Brenner, Jérôme Brézillon, Nicolas Bruant, René Burri, Butz et Fouque, Robert Capa, Henri Cartier-Bresson, Simon Chaput, Julien Chatelin, Florence Chevallier, Pascal Chevallier, Chim, Clark et Pougnaud, Alain Cornu, Gilles Coulon, Christian Courrèges, Jean-Louis Courtinat, Léa Crespi, Thibaut Cuisset, Denis Darzacq, Marjolijn De Groot, Nathalie Demontes, Raymond Depardon, Thierry des Ouches, Pierre de Vallombreuse, Claire de Virieu, Robert Doisneau, Thierry Dreyfus, Marion Dubier Clark, Sophie Elbaz, Grégoire Eloy, Jean-Michel Fauquet, Gilles Favier, Georges Fessy, François Fontaine, Benoît Fougeirol, Martine Franck, Roberto Frankenberg, Anne Garde, Jean-Louis Garnell, Boris Gayrard, Yves Gellie, Catherine Gfeller, Harald Gottschalk, Thibault Grabherr, Diane Grimonet, Ernst Haas, David Hamilton, Estelle Hanania, Frank Horvat, Derek Hudson, Jean-Baptiste Huynh, Claudia Imbert, Dominique Issermann, Mick Jayet, Frédéric Jourda, Michael Kenna, André Kertész, Majida Khattari, William Klein, Peter Knapp, Josef Koudelka, Stéphanie Lacombe, Hiên Lâm Duc, Jacques Henri Lartigue, Laurence Leblanc, Jean-François Lepage, Isabelle Lévy-Lehmann, Peter Lindbergh, Maï Lucas, Xavier Lucchesi, Lucie et Simon, Serge Lutens, Man Ray, Rémy Marlot, Ralf Marsault, Guillaume Maucuit-Lecomte, Christophe Meimoon, Corinne Mercadier, Bertrand Meunier, Marc Montméat, Sarah Moon, André Morain, Yan Morvan, Martin Munkacsi, Jürgen Nefzger, Marie-Paule Nègre, Rajak Ohanian, Jacques Olivar, Uwe Ommer, Payram, Mathieu Pernot, Bénédicte Petit, Antoine Poupel, Marion Poussier, Simon Procter, Jean Rault, Jean-Noël Reichel, René et Radka, Marc Riboud, Georges Rousse, Denis Rouvre, Paolo Roversi, Sebastião Salgado, Stéphane Sednaoui, Michel Semeniako, Jérôme Sessini, Malik Sidibé, Anton Solomoukha, Patrick Swirc, Patrick Taberna, Keiichi Tahara, Patrick Tourneboeuf, Elene Usdin, Eric Valli, Laurent Van der Stockt, Laure Vasconi, Alexeï Vassiliev, Ellen von Unwerth, Martine Voyeux, SabineWeiss, JanWelters, Laurent Weyl, Kimiko Yoshida…
Actuphoto, le 29 juin 2011. Propos reccueillis par Antoine Soubrier.