© Michel Mazzoni
« Le célèbre soleil de Hollywood se coucherait-il ? Le smog a sans aucun doute des couleurs de crépuscule et dernièrement, la vieille capitale du cinéma s’est couverte d’un voile gris. » Ces propos autobiographiques d’Orson Welles, évoquant ses années industrieuses, désenchantées et cependant nostalgiques, sont à la mesure de cette atmosphère d’entre-deux paradoxale, tendue entre attrait et rejet, séduction et abandon, tension et vide, des propositions plastiques – photographies et vidéos confondues – de Michel Mazzoni.
Les noirs et blancs estompés, les couleurs désaturées de ses images, surexposées, sans guère d’ombres portées, écrasées et comme brûlées par le trop-plein de lumière, sont autant d’invites à s’approcher, intrigué par l’étrangeté de la scène. S’y révèlent, masqués, des espaces désincarnés, blafards et fantomatiques, si proches d’où qu’ils soient, européens ou étasuniens, par l’impression d’abandon qui les plombe ; flottant dans l’indéterminé. Récemment, après avoir investi des non-lieux dans la proximité, surgissant de quelque mirage paysager où les choses auraient miraculeusement survécu aux hommes, Michel Mazzoni a réalisé des photographies et vidéos dans le désert californien et l’Ouest des USA. Sans doute ceux-ci évoquent-ils davantage le périple fondateur de Jack Kerouac, son « On The Road », monument de la Beat Generation, les incunables graphiques d’Ed Ruscha et Lewis Baltz et, plus généralement, les conceptuels et abstraits américains. S’en dégage toujours cette musicalité sourde et dépouillée – oserait-on dire, mystique, conviant à une spiritualité sans dieu, à l’errance même – propre au cheminement de l’artiste.
Welles encore, pour sa description de l’improbable mégapole américaine devenue dans l’inconscient collectif synonyme de ville contemporaine, si différente pourtant des antiques cités du vieux continent, conviant au rassemblement et à l’échange: « Il n’y a jamais eu de véritable métropole qui ne commence par une place […]. Hollywood est un simple relais routier. Allez aussi loin que vous voulez, dans la direction que vous voulez, partout, cela ressemble à la route de l’aéroport. N’importe quelle route, vers n’importe quel aéroport… » S’agissant du paysage, vastes territoires à demi sauvages ou donnés pour tels, cités urbaines ou mégapoles tentaculaires, sait-on encore se passer de l’« american way » en toutes choses, portée Outre-Atlantique, d’une génération l’autre, par le cinéma et la photographie qui orchestrent ainsi notre rapport au réel et à l’irrationnel jusqu’en nos fantasmes les plus enfouis ? Sans vraiment trancher, les énigmes de Michel Mazzoni, pointent ce dilemme, ce tiraillement culturel; aussi la peur du vide, cette solitude existentielle qui tenaille, fléau contemporain s’il en est : l’enfermement en un monde mercantile et vain, où l’autre se perd dans l’inexorable singulier.
Tout n’est-il pas, in fine, quels que soient la direction et les choix entrepris, de l’ordre de l’effacement et de la perte ? A l’égal de ces espaces communs dont on use sans les voir, à la lisière du perceptible, dépourvus d’identité propre et d’aura. Mais voici que cette absence d’esthétique et d’individualité offre à Michel Mazzoni de nous les livrer en leur plein mystère. Tels de longs plans cinématographiques, des hors champ en « attente de signification », ses photographies maintiennent le suspense entier. Brouillant les procédés pour mieux troubler et engager le spectateur, les vidéos privilégient, elles, les plans fixes : une photographie en très léger mouvement, s’étirant à l’infini. Routes, panneaux signalétiques, dinosaure géant… les indices laissés de ci de là par Michel Mazzoni dans ses images ouvertes donnent à penser que celui-ci se verrait volontiers en archéologue du futur, imaginant ce qui de ce monde restera ; quels futiles symboles identifieront le présent aux siècles à venir. Les vastes espaces mythiques de l’Ouest américain de se révéler déjà bien différents du paradis à conquérir, quelque chose comme un subterfuge.
« Dans le désert californien plus que partout ailleurs tout peut disparaître. Je le croyais inhabité, mais ce n’est pas le cas. Ceux qui n’ont pas réussi en ville y vivent pour ne pas être sans domicile, dans des habitats de fortune, des caravanes, quand ce n’est pas dans leur voiture », explique-t-il. « La photographie est un médium qui tend à informer, nous parle de ce que nous savons déjà, face à quoi je privilégie l’interrogation, des déclinaisons possibles du vide et de la disparition». Le visible convie à l’ineffable ; les questionnements sont pris pour eux seuls, sans réponse sinon la porosité de l’existence. Parcimonieux, les signes de présence sont peu loquaces, telle cette charrette de supermarché, artefact de la consommation, ou cette voiture accidentée, dont on peut supposer que quelqu’un viendra à un moment ou un autre la chercher, guère davantage : quelques pièces à conviction abandonnées, faisant face à l’immensité du vide métaphysique.
Christine De Naeyer