A l'heure de la crise des médias traditionnels, le crowdfunding, comprenez « financement collectif » , est-il une alternative possible pour diversifier les revenus des journalistes ? C'est en tout cas le pari d'Emphas.is (http://emphas.is/ - de l'anglais emphasis, «l'importance accordée à quelque chose»), une plate-forme apparue sur Internet en janvier 2011 qui s'inspire de sites de musique ou de cinéma comme Mymajorcompany ou People for cinema et applique leur mode de financement au photo-journalisme.
Née en Allemagne, Tina Ahrens est l'ancienne éditrice photo du magazine Géo à New York. Avec le photographe Karim Ben Khelifa, le journaliste Gert van Langendonck et une poignée de conseillers stratégiques et techniques, elle est à l'origine d'Emphas.is et explique que «les médias traditionnels ne permettant plus aux photojournalistes d'enquêter vraiment longtemps sur un sujet, il faut trouver une alternative.»
Cette alternative est simple : les photographes soumettent leur projet détaillé de reportage au groupe des superviseurs d'Emphas.is - parmi lesquels figurent des éditeurs photos renommés, des photographes et des directeurs de festivals comme Jean-François Leroy. Ce prestigieux board de supervision étudie la faisabilité et la cohérence du projet, le réalisme du budget et les capacités du photographe à délivrer un sujet intéressant. Une fois leur aval obtenu et le projet mis en ligne, les internautes participent alors via Paypal pour le soutenir en investissant, au minimum, 10 $.
Au bout de 3 mois, si les dons atteignent le montant fixé par le photographe, le budget est débloqué et le photographe peut alors effectuer son reportage, Emphas.is récupèrant 15% pour financer la plate-forme - si le budget n'est pas atteint avant la date fixée, tous les apports retournent aux participants. En contre-partie de leur apport, les investisseurs peuvent suivre l'élaboration du projet à travers une making-of zone et avoir accès au reportage en avant-première. Les médias intéressés peuvent quant à eux acquérir les droits de publications d'un projet en le finançant à hauteur de 50 %, mais le budget défini par Emphas.is ne couvrant que les frais, le photographe doit ensuite négocier un tarif de publication avec le média. De son côté, Emphas.is garantit aux photographes un total contrôle de leurs images. Un espoir pour le milieu du journalisme que n'aurait manqué pour rien au monde le collectif Reporters sans frontières. Avec Escapade Assurances au Canada, ils s'associent à Emphas.is pour offrir une assurance médicale d'urgence au premier groupe de photojournalistes sélectionnés. Karim Ben Khelifa connait bien le problèmes des reporters de guerre dépourvus de moyens, qui sacrifient généralement les assurances lors de leurs voyages. Il précise : « une assurance, couvrant également les zones de guerre, sera disponible pour tous ceux qui bénéficieront des fonds récoltés par Emphas.is ». Pour l'instant, les Américains sont les premiers donateurs du site, à plus de 50 %, suivis par les Français à 17 %, et d'autres pays européens, preuve que le crowdfunding a encore à se développer sur le vieux continent. Le don moyen est d'environ 80 euros, et peut venir aussi bien de particuliers que d'ONG appelant leur réseau à participer.
Ce type de financement n'est sans doute pas approprié à tous les reportages. Comme l'indiquait Jean-François Leroy, «Un reportage en Irak avec fixeur, bagnole, etc., c'est 10 000 dollars par jour, ce que ne pourra sans doute pas financer Emphas.is. Mais un type peut très bien aller faire un travail sérieux en Haïti ou au Darfour avec 5 000 euros.» Ainsi le photographe Kadir van Lohuizen, un des fondateurs de l'agence NOOR, a-t-il pu financer une partie des frais (15500 dollars, grâce à cent vingt six donateurs) de son projet Via PanAm, une exploration du continent américain depuis Puerto Toro, le point le plus au sud du Chili, jusqu'à Deadhorse au Nord du Canada. Dans ce reportage sur la migration qui sera réalisé au printemps 2011, Van Lohuizen accumulera des documents audio et vidéo en plus de photographies.
Très étudiée, la présentation vidéo du projet sur le site (http://www.emphas.is/web/guest/discoverprojects?projectID=303#6) est accolée aux différentes « récompenses » promises à ceux qui participeraient au financement : de mises à jours régulière depuis le terrain pour les donateurs de 10 $ à l'application Ipad du projet, des tirages limités et signés, et une rencontre avec le photographe pour ceux qui donneraient 2000$.
La page du projet Via Panam de Kadir van Lohuizen.
Grâce à ce financement éclaté, Emphas.is donne accès à une indépendance retrouvée pour le photo-journaliste, qui peut utiliser le service comme un complément et se rendre moins dépendant des contraintes économiques et des décisions éditoriales des magazines. Pour Karim Ben Khelifa, ancien de l'Oeil Public, Emphas.is façonne un rapport inédit du public aux productions : «Il y a un déplacement de la décision sur les sujets à traiter de la salle de rédaction, opaque, vers le public, explique-t-il, ce qui ouvre la possibilité d'une relation plus transparente entre le photographe, au centre de son travail, et ceux qui le reçoivent. Cela fait quinze ans que je travaille et au fond, je ne sais pas qui regarde mes photos...»
Un déplacement de la décision qui n'est pas sans risques. Comme l'ont prouvé les exemples du crowdfunding dans le cinéma ou la musique, ce mode de financement a parfois tendance à avantager ceux parmi les artistes qui savent le mieux « se vendre ». En matière de reportage photo, le public pourrait ainsi être tenté de privilégier le sensationnalisme et les reporters renommés à des sujets plus subtils, moins exposés. Marie Sumalla, de l'agence Magnum Paris, veut cependant croire que « le public aura la curiosité de découvrir des auteurs peu connus et des sujets pas forcément évidents ». Pierre Ciot, de l'Union des Photographes Professionnels, confirme : «De toutes façons, le sensationnalisme n'a pas attendu Emphas.is : regardez les révolutions d'Afrique du Nord. Pendant les évènements, les médias n'ont pas hésité à envoyer des photographes. Aujourd'hui, alors que ce qui se joue est sans doute plus important mais moins impressionnant visuellement, ils sont réticents à faire des commandes. Je doute que le public fasse la démarche d'aller sur Emphas.is pour chercher des reportages « choc », au contraire, ça se destine plutôt à des passionnés qui iront encourager des projets intéressants, qu'ils ne trouvent pas ailleurs ». A ce titre, le rôle des superviseurs d'Emphas.is est crucial. Pour M. Sumalla, «Emphas.is va devenir un label de qualité - s'il ne l'est pas déjà. C'est déjà une grande opportunité d'être sélectionné par les jurés.». Un tremplin dont le sérieux fait figure de garantie et qui ne remettrait pas en question le rôle des agences, intermédiaires classiques de la production de reportages photo : «On oeuvre tous pour la qualité des productions. L'agence Magnum soutient Emphas.is car on fait le même travail et à plus, on est plus fort.» Même enthousiasme du côté de l'agence VU' : pour Laetitia Ganaye, le travail des agences s'inscrit dans la complémentarité de projets comme Emphas.is et n'entre pas en concurrence : il s'agit avant tout d'un mode de financement supplémentaire.
Gary Knight, Ron Haviv, Benjamin Lowy, Stephanie Sinclair, Peter van Agtmael, cinq des plus grands photoreporters, © Christopher Anderson/Magnum Photos.
A moins d'être incontournable dans le secteur, les photographes de reportage luttent aujourd'hui pour obtenir des financements.
Mariette Molina-Gyssels, présidente de l'Observatoire de l'Image, voit cette mutation de l'économie du secteur comme un signe des temps : « La création de l'agence Rapho remonte à 1933 ! L'ancien système, qui reposait sur les moyens alloués par les clients et la confiance en l'intelligence des agences, n'existe quasiment plus : l'heure est à la mutualisation des coûts de production et à la nécessité d'inventer de nouveaux moyens de financement. » Si Emphas.is suscite à ce titre l'enthousiasme et va probablement «encourager et diversifier la production », le doute demeure quant au rôle final des médias. Pierre Ciot : « Tout ce qui peut encourager les photographes, qui sont de plus en plus freinés par les frais à engager dans un reportage, est une bonne chose. La question, c'est de savoir si les journaux ne vont pas faire encore moins de commandes et se contenter de choisir parmi les reportages proposés, sans avoir à les financer ? ». Une interrogation sur les médias partagée par Mariette Molina : «Ces images, vont-elles être achetées et publiées ? Les supports ont déjà tendance à tirer le niveau des contenus vers le bas...».
Malgré ces doutes, Emphas.is fait déjà des émules dans le monde du journalisme : Rue 89 a ainsi lancé une plate-forme similaire : jaimelinfo.fr, inspirée du géant américain Spot.us. Ce dernier est une véritable réussite, puisqu'il a déjà permis de financer plus de soixante reportages depuis sa création en 2009 et totalise environ 100 000 dollars de dons. Souhaitons qu'Emphas.is soit une des solutions possibles à la crise traversée par le photo-journalisme, et qu'il encourage le secteur à expérimenter de nouveaux moyens de production et de diffusion. Son succès, comme celui d'autres initiatives récentes (la revue Six Mois - http://www.actuphoto.com/18878-entretien-avec-marie-pierre-subtil-redactrice-en-chef-de-6-mois.html) témoigne en tous cas d'un intérêt réel du public pour la photo de reportage : aux médias de s'en emparer.
Pauline Lesniewski et Antoine Soubrier, 10 juin 2011.
Vignette : vignette du projet Survivors par Gmb Akash / Photo de Karim Ben Khelifa et Tina Ahrens.