© Claire Chevrier
Apollonia Espace 12, rue du Faubourg de Pierre 67000 Strasbourg France
"La photographie contemporaine du paysage urbain a rompu la relation esthétique et historique que l'on entretenait avec la grande ville, la métropole. On est loin désormais de ces descriptions ardentes et dithyrambiques à la gloire de ces agrégats de monuments, de palais et de places. L'hommage que la photographie rendait au triomphe de la cité et de l'urbanité n'était rien d'autre que sa soumission volontaire et enthousiaste à la machine, au « progrès » et à la nation. La mégapole a détruit cette relation euphorique. En fait, la mégapole grouille de refus passagers, elle recycle les objets familiers. Là où l'homme semble condamné, la structure urbaine s'ouvre sur l'anarchique, l'incontrôlable, l'obscène, la communauté et ses secrets. Face à ce constat photographique d'un paysage homogénéisé qui nous accable, devant la pauvreté des matériaux utilisés, le « bon goût » se révolte. Mais à y regarder de plus près, on entrevoit dans chaque image un objet dérisoire dans les marges, un olivier, une terrasse squattée, et partout de la tôle. Les bordures accueillent une parcelle de végétal, on y aménage un chemin. La palissade faite de matériaux de récupération crée des interstices dans le Léviathan post-moderne. Des situations insignifiantes qui rapportent des micro-événements, des arrangements avec la brutalité, des accommodements avec le réel.
Le sens commun et la vision cultivée se rejoignent dans une perception négative rejetée par Claire Chevrier.
Les paysages urbains, tels qu'ils sont saisis ici [par Claire Chevrier], opèrent la greffe entre le monde magique de la ciguë et la sphère de la spéculation foncière. Ils font leur compte entre pensée pré-logique et mathématique comptable. Ils isolent des faits qui relèvent du refus et de la révolte face à l'hyper concentration urbaine qui amène les populations à préférer des configurations qui bien souvent s'apparentent à des formes traditionnelles ; avant le règne de la marchandise.
Nulle part dans le corpus de Claire Chevrier, la notion de territoire ne s'impose. Là où d'autres ont souhaité élaborer une image du paysage urbain, tel que l'on soit à même de l'identifier, en imposant des signes immédiatement reconnaissables, Claire Chevrier organise une reconstruction par la technique du rapprochement de prélèvements, de fragments, d'états des lieux. C'en est donc fini de la caractérisation et de la psychologisation du document.
Ce dont il s'agit n'est rien moins que la tentative d'établissement d'un faisceau de faits dont la mise en relation devrait être signifiante. Claire Chevrier procède méthodiquement ; elle traverse son objet de l'extérieur vers l'intérieur pour en recevoir les signes et les signaux en ne se référant plus au modèle de la ville exemplaire (centralité, flux contrôlé des déplacements automobiles, circulation périphérique, techniques de construction, réalisation d'unités fonctionnelles d'habitation). Le cheminement dans l'incertitude est la seule évidence dans un univers sans droit qui se nourrit du plein et du vide ou plutôt du construit (le plein) et du constructible (le vide). Pénétrer dans cet objet, qui, répétons-le n'est pas à caractériser, constitue une opération difficile. Le faubourg n'a de réalité qu'éphémère puisque la banlieue dans cette nouvelle configuration s'étend indéfiniment. La vue panoramique est inutile. On assiste, chaque jour, en temps réel, au débordement d'un corps chargé d'absorber l'exode rural massif, à l'organisation de la vie dans des conurbations aux limites imprécises, enchevêtrant les restes de la ruralité dans des zones urbaines. La ville post-moderne est une structure qui ne se projette pas dans l'avenir. Elle dévore les ressources de la planète. Elle est dans l'incapacité de maîtriser quoique ce soit. Elle ne se maîtrise pas...
Pollution, corrosion, poussières, gaz, le grand absent de la ville post-moderne, c'est le soleil. Il ne s'est pas retiré... On l'a chassé. L'industrie l'a gommé de l'image. Le photographe, qui en dépend, n'a dans cette affaire rien à se reprocher. La photographie d'un nouveau millénaire ne serait-elle pas en train de fixer, non pas la mémoire de la transformation des villes que l'éloignement du soleil ? Le numérique accompagne sans regret cette disparition de la lumière. Sa raison d'être repose sur ce postulat, cette absence. L'expérience urbaine, pour plus d'un humain sur deux a pris une forme définitivement invariable. Celle d'un monde où les notions de proche et de lointain n'ont plus de sens. La géographie oscille entre la sécurité des objets familiers et la crainte de la frontière si proche, entre la reconnaissance des siens et l'inconstance de la lumière.
Le corpus planétaire de Claire Chevrier ne doit s'entrevoir que dans la recherche inutile d'îlots colorés dans des zones opaques. Les îlots colorés, les tâches, sont les bricolages et les petites résistances qui échappent aux lois statistiques, aux planifications, aux intérêts. Ces petits objets visuels sont en fait les traces dessinées dans le paysage par des populations qui ont su adapter leur vision et leur approche de l'environnement urbain. Le passé n'est plus qu'un arrière-plan sans références et seules les proximités familiale, clanique, tribale sont à même de les soustraire des formes nouvelles d'autant plus hallucinatoires que la vie sans soleil trouble la vue."
François Cheval, conservateur en chef du musée Nicéphore Niépce (Châlons-sur-Saône)