Le voyage est un ailleurs, pas forcément lointain, mais inéluctablement, hors de notre quotidien. Le rapport au temps s’en trouve modifié, de façon flagrante ou imperceptible, il change, s’adapte, s’accélère ou se ralentit. En 2002, lorsque je quitte Paris pour rejoindre l’Inde, j’ai pleinement conscience de cette réalité que je veux traduire dans mon travail. Je cherche le procédé qui me permettra de rendre au mieux cette émotion sans trahir mon propos. Le Polaroid s’impose alors comme la réponse à mes questions. Plus exactement, le transfert polaroid, qui consiste à séparer l’image de son support pour l’appliquer sur du papier. Cela va me permettre de construire un carnet de voyage quasiment en temps réel, tout en brouillant les pistes du temps. Mes photos deviennent des images altérées, parfois légèrement détériorées comme surgissant du passé. Un passé immédiat empreint d’une dimension intemporelle. L’inde sera le déclencheur des séries que je présente aujourd’hui. Héliotropes aborde la question du territoire, de son aménagement, de son appropriation, de son développement autant que de ses limites. Des territoires que j’ai traversés je suis revenu toujours avec ce même désir d’interroger la place de l’homme dans cette géographie complexe où s’entremêle la notion de frontière et d’infini.
Partie 1 : Oualata
Territoire nu par excellence, le désert est habité par l’absence. Nulle trace de l’homme, ou si peu. Entamer sa traversée c’est se confronter à l’effrayante fascination qu’exerce le vide, accepter la rudesse du dénuement et l’épreuve de la solitude. Face à la vaste étendue minérale où règnent en maîtres le sable et la pierre, l’humilité est la meilleure des alliées pour ne pas se perdre et demeurer soi-même. C’est du moins ce que j’ai ressenti en travaillant à Oualata, ultime étape avant la grande traversée Sud-Nord du Sahara en Mauritanie. Plus qu’un village millénaire, Oualata est la porte ouverte sur un territoire qui n’a pas de frontières, à l’image de son peuple, nomade, qui ne connaît pour limites que les seules contraintes qu’imposent les règles élémentaires de la survie. On se souvient alors de la fragilité de l’homme, qui confronté à l’immensité vertigineuse d’un océan de sable reprend tout naturellement son statut, celui de voyageur éphémère sur un territoire qui demeurera bien au-delà de sa disparition.
© Laurent Villeret / Picturetank, Oualata, tempête de sable.
Partie 2 : Chinoiseries
Á l’exact opposé du désert aussi vaste qu’inhabité, les territoires urbains et leur densité de population m’ont plongés dans la même reflexion quant à la place de l’homme dans son environnement. De Pekin à Shangaï j’ai ressenti ce même sentiment de fragilité qu’impose la démesure. Rien n’est à l’échelle de l’homme, pourtant seul responsable du paysage façonné de sa main. Un décor où il se fond pour n’être qu’un élément sur lequel pèse la réalité d’une architecture étouffante. Le dédale des rues, pareil à une fourmilière, qui s’offre à qui veut se perdre sous le regard écrasant des bâtiments n’est pas moins anxiogène que l’immensité désertique du Sahara. Les frontières y sont moins ténues, plus marquées, concrètes ! Le territoire est délimité, il y a l’intra muros et le reste du monde. Entre les deux une ligne de rupture presque infranchissable pour ceux qui viennent des campagnes. En Chine les paysans voulant travailler en ville doivent obtenir un visa de migrant. Deux univers… à l’image de cette photo d’aquarium dans la rue, métaphore surprenante de cette double réalité où certains évoluent comme des poissons dans l’eau malgré la promiscuité, tandis que d’autres se meurt…
© Laurent Villeret / Picturetank, Pékin, dans une rue commerçante, mousson, 2005.
Partie 3 : Tehuantepec
Entre le golfe du Mexique et l’océan Pacifique, l’isthme de Tehuantepec marque la séparation entre Amérique centrale et Amérique du Nord. Zone de fracture mais surtout lien entre deux océans, l’Atlantique et le Pacifique, cette bande de terre large de 130 km est marécageuse et couverte d’une dense forêt tropicale au Nord, qui contraste avec la sécheresse des pentes du Pacifique au Sud. «Tehuantepec» en langage nahuatl, c’est la colline du jaguar. Dans cette zone où les fortes températures sont adoucies par les vents, le jaguar est associé au soleil, symbole paradoxal de menace et de protection.
Á la manière de ces plantes possédant la faculté de suivre le mouvement du soleil, les Héliotropes captent l’empreinte de la lumière du Mexique. Par un procédé technique de transfert donnant au Polaroïd une allure d’eau-forte, ces estampes miniatures nous placent dans une position de perte des repères et des certitudes : photographie, dessin, croquis. Comme un carnet de note d’une traversée entre deux océans, les Héliotropes nous emmènent dans un conte, une légende d’un pays lointain. Entre paysages urbains et nature intemporelle, les Héliotropes déjouent les clichés d’une photographie qui ne serait que répétition du passé ou invention permanente du présent.
© Laurent Villeret / Picturetank, Soir de fête et bal sur le Zocalo, où les couples dansent le Danzon.