La Conserverie - Metz 8 rue de la petite boucherie 57000 Metz France
« Au siècle dernier, le médecin d’une petite ville vosgienne prétendait que les yeux des victimes de morts violentes imprimaient la dernière image perçue. Il pensait pouvoir faire de sa théorie un outil précieux pour résoudre des enquêtes criminelles. Une affaire de meurtre lui donna l’occasion de réaliser une première expérience. Il obtint l’autorisation de participer à l’autopsie. Il découpa méticuleusement les yeux de la dépouille en tronçons réguliers et les photographia avec soin. Mais les images, révélées, fixées et agrandies n’étaient d’aucun secours. Cela ressemblait à quelque chose comme un ciel perturbé: pas d’éléments concrets, nulle trace de l’assassin. La victime, pensa le médecin, était tombée sur le dos avant de mourir, elle n’avait vu que la voûte céleste en rendant le dernier souffle.
Quand j’examine une à une les photos de ma famille, quand je prélève quelques détails en les re-photographiant, je pratique moi aussi une opération morbide, une sorte d’autopsie sur des corps figés. J’enquête, je cherche ce qui serait passé inaperçu, l’élément que le photographe n’aurait pas vu, l’erreur, la faille, l’image dans l’image. Je me rejoue un « Blow Up » domestique. J’imagine le fait divers sordide qui pointe sous le spectacle bon enfant.
Les membres de la famille pratiquent la photographie sans préoccupations esthétiques majeures, sans connaissances techniques approfondies, mais le laboratoire chargé du tirage supplée en partie à cette vacuité en écartant les plus grosses erreurs. Ensuite, les premiers spectateurs éliminent ce qui ne leur convient pas, expressions trop déplaisantes, scènes choquantes ou équivoques. Chacun doit être montré sous un jour favorable, afin de constituer de bons souvenirs. Tous les personnages doivent tenir consciencieusement leur rôle, ils participent à la composition de la mythologie familiale. Seules les images significatives prennent une place dans l’album. Il ne reste alors que les erreurs aimables, les pitreries admises, les distorsions tolérables, juste les ingrédients nécessaires pour que le spectacle de l’album ne soit pas trop rigide, et demeure, malgré le sérieux de sa mission, agréable à regarder.
Dans ces conditions de production, les images ne peuvent être que politiquement correctes. Il est quasiment impossible d’y surprendre quelque chose. Les hypothétiques événements cachés sont introuvables. Il n’y a pas d’indices et encore moins de preuves.
Embusqué derrière le trou de mon appareil, je me repasse les photos une à une. Je suis en retrait du monde, l’ oeil grand ouvert, scrutant un paysage désolé, peuplé de grains arides qui décomposent plutôt qu’ils ne composent des visages, des corps, des objets figés dans la gélatine. Je ne pratique pas un travail, je ne suis pas actif. Je suis reclus. Je me bute à la frontalité entêtée des images. Voyeur après coup, chercheur d’indices déçu, je porte un regard ambigu. J’invente, j’affabule. Pour prélever une image à l’image, je retire de l’image autour d’un nouveau cadre que j’impose. Je n’ai pas à faire avec des vivants. Je choisis des décors, je profite de l’innocence de mes acteurs involontaires. Je manipule leurs expressions et j’insinue des menaces, des souffrances inexpliquées. Je démonte cette volonté de bonheur affiché si peu crédible.
Nous avons l’habitude de considérer les photographies comme des images incontestables de la réalité. Même si nous connaissons l’activité mensongère des propagandistes et autres conseillers en communication, même si nous nous méfions des clichés à sensations de la presse à scandale, notre premier regard sur une photographie est toujours empreint de cette naïveté, où l’on pense que « c’est vrai parce que c’est en photo ». L’opération de prise de vue a lié l’image à un morceau de réalité. Cette relation s’impose alors comme une évidence et ne laisse guère de place à la nuance. Forte de ce lien initial avec du réel la photographie peut devenir un outil redoutable pour fabriquer des mensonges et des vérités simplistes. Je suis dans ce lieu de conflit et de complicité, petit observateur discret de cette contradiction, balancé entre mensonge et vérité.
Nées de la réalité, manipulables, « amoureuses de la déformation », les photographies sont d’une nature perverse. Avec elles nous sommes devenus des spectateurs désabusés du monde. L’abondance des images forme un spectacle réducteur, insipide et illusoire. Un écran saturé se constitue devant nos yeux, presque confortable. Il installe une fissure discrète insidieuse et profonde entre nous et notre réalité. Nous croyons être informés de tout, pourtant rien ne nous touche vraiment. Les appareils photos et autres caméras sont les accessoires obligatoires des journalistes et des touristes. Nous sommes installés dans ce dédoublement trompeur. Il y a peu d’endroits épargnés par cette calamité. Caché derrière leurs viseurs ils continuent à pervertir tout ce qu’ils voient.
Nous sommes condamnés à vivre avec ce bégaiement visuel malsain qui génère une quantité pléthorique d’images. Je ne souhaite pas en créer de nouvelles. Je regarde celles qui sont à ma disposition, les plus domestiques. Je prends acte du rapport pervers qu’entretient toute photo avec la réalité. Je me sers de ce lien distendu, torturé, mais jamais rompu. Je ne découpe pas de scènes précises, de drames explicables. Je reste dans ce territoire favori de la photographie qu’est l’innommable. »
Je me demande comment c’était avant, avant la photographie, quelle était la façon de penser, de se souvenir.
Bernard Demenge – 1998