Mon travail se base sur notre perception du temps, de la façon dont il s’écoule et surtout de son absence de linéarité. Certains lieux se retrouvent ainsi comme « figés » dans le temps, alors même que notre société se développe et file à cent à l’heure. Ils paraissent comme inanimés ou en veille alors qu’en réalité, ils suivent un écoulement temporel déformé, allongé, qui leur est propre.
Aujourd’hui je parcours le monde avec une idée en tête : chercher et présenter ces îlots intemporels. Je choisis de rentrer dans des lieux clos et laissés à l’abandon, autrefois lieux animés, de vie, de loisirs ou de prestige pour les saisir et les partager.
Ma fascination pour l’esthétique de ces lieux abandonnés s’inscrit dans un courant plus ancien. Les Romantiques aimaient à se promener dans les ruines de civilisations disparues. Certains peintres y ont consacré une partie de leur oeuvre : François de Nomé (1592 – 1623), Giovanni Battista Piranesi (1720-1778) ou Hubert Robert (1733 - 1808). D’une certaine façon mes photos s’inscrivent dans cette démarche.
* À l’origine de la création des îlots intemporels, on peut dégager différents phénomènes contemporains. Et bien qu’ils aient des origines spécifiques sur chaque continent, la conséquence est la même : la disparition de l’humain.
Au Japon, la société du loisir se confond avec la société de consommation. Tels des nuigishi, ces mouchoirs distribués gratuitement dans la rue par de jolies jeunes filles, les loisirs passés de mode sont « jetés » après usage. C’est le cas de ce bowling dans la grande banlieue de Tokyo, sur trois étages, 108 pistes aujourd’hui démodées attendent d’être rasées. L’industrie hôtelière fait aussi les frais de cet engouement pour de nouveaux loisirs, comme dans la province de Izu réputée pour ses animations estivales qui a vu décroître son activité au profit de destinations plus lointaines (Chine, Corée…). Les parcs d’attractions sont également au centre d’un phénomène perpétuel d’ouverture et de fermeture en fonction des modes et des attentes des clients.
Si l’on compare le Japon et l’Amérique, on remarque que, chez ce dernier, les crises ont été bien plus profondes que l’on peut l’imaginer depuis l’Europe. L’espace constructible y étant presque illimité, la règle du « construire neuf plutôt que de réhabiliter » a laissé des marques. C’est bien sûr le cas à Detroit (Michigan), où le « white flight » a amplifié le phénomène, mais aussi dans d’autres villes comme Memphis (Tennessee) ou Bridgeport (Connecticut). On y découvre que des pans entiers du tissu social partent en ruine. En premier, les loisirs avec les théâtres, cinémas et salles de sport, mais aussi le système éducatif et religieux. Puis suivent les structures de soins, les logements et même le système judiciaire... L’échec des utopies américaines, photographiées par Joel Sternfeld à la fin des années 70, était déjà annonciateur des phénomènes plus profonds constatés aujourd’hui.
Sur le vieux continent, les raisons sont multiples et les conséquences souvent les mêmes.
Les gigantesques usines textiles du nord de l’Italie ont totalement disparu au profit de délocalisations. L’appauvrissement de la région a entraîné la chute et la fuite de familles provoquant l’abandon de somptueuses villas. L’Allemagne de l’ouest, qui elle-même a du tourner la page de l’industrie lourde, n’a toujours pas fini d’absorber sa jumelle chétive de l’est. Vingt ans après la réunification, en raison de phénomènes profonds, comme la migration de la jeunesse, on découvre des usines inadaptées à l’économie de marché, d’anciennes bases militaires soviétiques abandonnées par dizaine et des villes fantomatiques.
Fort est de constater que ces lieux abandonnés couvrent aujourd’hui l’ensemble des continents et qu’au nom de la recherche du profit ce phénomène tend à s’amplifier.
* Pour parler de ma pratique de la photo, je souhaite conserver le côté brut des lieux que j’observe. Ceci représente un défi puisqu’il faut organiser le cadre avec l’agencement du lieu et jouer avec la lumière de l’instant. À mon sens, cela renforce l’aspect immaculé et intemporel du lieu. L’utilisation d’un appareil de grand format permet d’obtenir des photographies nettes et détaillées qui comportent un grand nombre de centres d’intérêts, de textures et de profondeur. La contrepartie est de devoir prendre des décisions techniques qui ralentissent le travail et réduisent le nombre de photographies.
Le choix de la pellicule couleur est important car il ancre le lieu dans le présent et permet une représentation fidèle des choses. Ceci écarte le côté austère de certains lieux. Par exemple, dans la salle de spectacle du Piémont, le bleu, le jaune et le brun sont des couleurs passées et doucereuses, mais s’accordent entre elles pour révéler une nouvelle beauté.
Thomas Jorion