Centre de la photographie - Genève 28 rue des Bains 1205 Geneve Suisse
C'est avec plaisir que nous vous annonçons la nomination de Yto Barrada, « artist of the year 2011 » par le Guggenheim de Berlin. Cette nomination sera accompagnée d'une exposition personnelle en avril prochain au Guggenheim ainsi que d'un nouveau catalogue. Ce projet devait être présenté à Paris à l'occasion de la Fiac ,mais le comité de sélection en a décidé autrement.
Il y a des photographes, dont le travail s’identifie à leur ville, qu’elle soit ville de naissance et/ou d’élection. C’est le cas de Boris Mikhailov et Karkow, Gabirele et Helmut Nothhelfer et Berlin, ou encore de Tom Wood et Liverpool (tous exposés au CPG ).
C’est aussi le cas avec Yto Barrada et Tanger. Elle y a grandi après être née en 1971 à Paris et elle y est revenue après ses études de sciences politiques à Paris et de photographie à New York. Si l’artiste partage avec Boris Mikhailov le goût pour l’allégorie et avec Tom Wood la pratique de la street-photography et de l’instantané, sa ville est l’opposée de Karkow ou de Liverpool. D’autres artistes et écrivains ont déjà marqué l’image de Tanger depuis un siècle et demi. La ville africaine la plus proche de l’Europe a exercé une forte attraction sur les peintres depuis Eugène Delacroix, en passant par Albert Marquet et Henri Matisse jusqu’à Claudio Bravo; mais aussi sur des écrivains tel que Paul et Jane Bowls d’abord, à la fin des années 40, puis dans leur sillage, à partir des années 50, les auteurs de la beat génération comme William S. Burroughs, suivi par Allan Ginsberg et Jack Kerouac, et plus tard Mohamed Choukri. L’image de Tanger au début du XXème siècle, alors lieu de rendez-vous de diplomates et d’aventuriers, est des plus romanesque. Durant son statut de zone internationale de 1923 à 1955, on y trouve des espions, des contrebandiers et des riches excentriques comme Barbara Hutton, Malcolm Forbers et Yves Saint Laurent dans les années 70.
Ce n’est pas ce Tanger qui intéresse l’artiste. Seule une vidéo représentant un vieux prestidigitateur maghrébin maladroit au costume vieux de 50 ans dont les paillettes ont perdu de leur éclat, témoigne encore de cette époque. Son attention se porte principalement sur la ville du XXIème siècle, le temps des guerres en Iraq mené par les E.U., le temps des grands flux de migration.
Les mouvements observés, assis au café Hafa, regard survolant la mer et rivé sur Tarifa, allant d’ouest en est et inversement, sont ceux des marchandises et de l’US-Navy. Le flux vertical sud-nord est celui des dizaines de milliers de jeunes hommes espérant arriver clandestinement sur les rives européennes pour participer à l’Eldorado du consumérisme. Sur la voie nord-sud se déploie l’invasion des touristes européens, espérant trouver du « temps libre pas cher » au soleil.
Aujourd’hui, Tanger est « submergée de rancœur sous le poids de la pauvreté et l'activisme des musulmans intégristes », comme le décrit Nicolas Bourcier . C’est à cette ville qu’ Yto Barrada se frotte. « Pour sortir de la morosité ambiante, où sur un million d’habitants il n’y a aucun équipement culturel », Yto Barrada a ouvert avec d’autres artistes en 2006 « La cinémathèque de Tanger » en sauvant le très beau cinéma « Rif » des années 30.
La photographie, en un premier temps, a été pour Yto Barrada un outil de recherches. C’est en 1998 qu’elle montre à l’Institut du monde arabe à Paris un travail exclusivement photographique sur les barrages militaires en Cisjordanie. L’année suivante elle démarre Le Projet du détroit qui lui apporte une reconnaissance internationale et qu’elle prolonge jusqu’en 2008. Depuis, le Détroit de Gibraltar a englouti la vie de centaines de migrants. Pour l’artiste c’est un « grand cimetière marocain ». Elle s’explique: « en arabe comme en français, détroit conjugue étroitesse (dayq) et détresse (mutadayeq) ». Les jeunes hommes de l’Afrique sub-saharien, qui souvent représentent le meilleur de leur génération et qui incarnent la fierté et l’espoir de milliers de famille, transitent par « Tinji » (nom pour Tanger en berbère). On pouvait rencontrer ces marcheurs de fonds jusqu’en 2005 au centre ville, dans le parc de la Mendoubia, qui est – ironie du sort - l’ancien cimetière des Européens. Mais la police les a chassé vers la périphérie. Sur le sol marocain on les appelle « harraga », ce qui veut dire "brûleurs" en arabe, car ils brûlent leur papier pour ne laisser de trace. Et une fois traversé le détroit au risque de leur vie et entrer dans la forteresse « Europe », close depuis les accords de Schengen en 1991, ils deviennent des « sans papiers ».
C’est ce temps suspendu, cette attente qui peut durer des mois, ce désir d’intégrer la culture consumériste occidentale vu à la télé, ce calme trompeur avant la fuite qu’Yto Barrada capte avec précision dans ses clichés qui aboutissent en 2005 au livre A Life Full of Holes – The Strait Project. Dans ce titre nous pouvons aussi lire une déclaration esthétique de la part de l’artiste. Si « strait » est le terme anglais pour « étroit », il correspond aussi à la première esthétique photographique qui rompait avec le pictorialisme et montrait les humains et les objets tels qu’ils sont : strait.
Mais à l’âge de la saturation d’images chocs produit par le monde des mass-médias qui exhibent des cadavres sur les plages espagnoles ou des dizaines de passagers debout, entassés dans des embarquements de fortune fixant muets les caméras de télévisions, l’approche strait ne peux plus se résumer à une seule image. Ainsi, Yto Barrada compose à chaque exposition des nouveaux montages. Ses photographies représentent des sujets communs : Un hall d’usine de crevettes comblé de femmes ouvrières habillées en blanc ; des personnes de dos, comme quand ils lorgnent vers l’autre rive; des terrains vagues; de l’imagerie populaire. Pareil pour les titres qui renvoient à la topographie et au rues de Tanger et qui ne sont pas démunis de sens comme par exemple RUE DE LA LIBERTÉ pour deux hommes qui s’embrassent ou LE DETROIT (avenue d’Espagne) pour un garçon traversant une rue, vu d’en haut, et portant dans ses bras une maquette d’un grand voilier. C’est l’agencement, la chaîne d’association que l’artiste déclenche qui crée aussi la force de son travail. Pour l’exposition au CPG elle a choisi 17 photographies. Le titre de l’ensemble comptant aujourd’hui autour de 70 photographie est emprunté au livre de Driss Ben Hamed Charhadi, premier conteur marocain transcrit par Paul Bowles (Paris, Gallimard, 1965) : « On dit qu’il vaut mieux ne pas avoir de vie qu’une vie pleine de trous. Mais on dit aussi : mieux vaut un sac vide que pas de sac du tout. Je ne sais pas. » À la suite de la « Vie pleine de trous », l’artiste a observé l’extinction d’une fleur sauvage typiquement tangéroise, l’Iris Tingitana (titre de la série), au profit de géraniums, imposé par une ruée spéculative sur l’immobilier. Si par les politiques économiques du FMI les populations rurales sont arrachées de leur terre pour s’entasser dans des baraquements mal lotis dans les périphéries intérieurs de Tanger, la côte par contre est en train de se transformer à l’image des grands complexes touristiques de l’autre côté de la Méditerranée. Devant la brutale transformation de sa ville, Yto Barrada a développé une « guérilla verte » en sauvant des palmiers sur des terrains destinés au boom immobilier. Le film 16 mm Beau Geste de 2009, projeté dans le cadre de l’exposition au CPG, témoigne des ruses qu’elle emploie pour être ce grain de sable dans le moteur du soit disant progrès, à l’image de ce que nous considérons être la fonction de l’art. Des affiches, produites pour l’occasion et faisant partie de cet ultime volet du travail d’Yto Barrada, seront exposées au CPG et offertes au public.