Théâtre du Crochetan rue du Théâtre 6 1870 Monthey Suisse
Depuis 2007, Julie Langenegger Lachance immortalise les différentes phases du chantier du Montreux-National, l’un des premiers grands hôtels montreusiens, érigé en 1873-1874 par les architectes Ernest Burnat et Charles Nicati dans la grande tradition des palaces de l’hôtellerie suisse. Tout au long de la « Belle Epoque », cet établissement accueillit l’aristocratie et la haute société de l’Europe d’alors. Par son style, et tout particulièrement ses hautes toitures ornées de cheminées en briques, il s’inspire des châteaux français de la Renaissance. Cet emblème du faste connaît actuellement une importante transformation architecturale. Abandonné depuis les années 70, il se mue en un luxueux complexe immobilier.
Selon une approche poétique, Julie Langenegger Lachance - photographe de la solitude et de l’introspection - s’interroge sur les mutations du monde moderne. En observatrice zélée, pourvue de cette acuité tout instinctive, elle s’immisce dans chacune des pièces de l’hôtel. Des combles au sous-sol, en passant par les chambres, les salons, les cuisines ou plutôt leurs reliquats mais aussi les couloirs et les escaliers, elle observe ces vestiges dans leurs moindres recoins pour dresser une cartographie intérieure d’une fabuleuse précision. Son œil tel un délicat scalpel s’insinue dans les coupes franches opérées à l’occasion des travaux, afin de saisir les diverses mutations de l’édifice. Cette mise à nu du bâtiment donne à voir ce qui est ordinairement dérobé au regard, mais se trouve dévoilé le temps du chantier. Dans le fouillis organisé du « ventre » de l’hôtel, les entrelacs de poutres métalliques, de tuyaux, de câbles... composent des images complexes, à la géométrie rigoureuse. Fenêtres, portes, lieux de passage entre intérieur et extérieur, frontière entre deux dimensions, sont ici réduits à un cadre. Ils offrent une perception parcellaire de l’espace, en le structurant, l’organisant entre montré et caché, visible et invisible, « champ » et « hors champ ». Le motif du viseur est récurrent dans ces images, selon une mise en abyme du cadre dans le cadre, une métaphore de la représentation, de la vision du photographe.
Vides et dévastées, les pièces sont figées dans l’attente de leur devenir, de leur mutation. Baignées par une atmosphère étrange, irréelle, elles rappellent les chambres d’hôtel du peintre Edward Hopper1 ou les intérieurs silencieux de Vilhelm Hammershoi2. Aux espaces silencieux correspond une gamme très raffinée de gris, de bleus, de verts, d’ocres et de bruns rehaussés de rose vif, qui montre la sensibilité profonde de la photographe aux atmosphères intérieures. La juxtaposition des aplats colorés, les jeux de perspectives et les structures géométriques de certains clichés confinent à l’abstraction.
Outre ces évocations picturales, le titre de cette série inédite Acte I scène de 1 à 6 suggère une continuité et renvoie à l’univers théâtral. Les six photographies exposées ici correspondent en effet au début de la construction. Par la suite, les soixante-dix images se déclineront en diverses expositions pour suivre l’évolution de la restructuration de l’hôtel. Telles des caisses de résonance, des lieux fantasmatiques, les décors décrépits, dévastés sont comme des scènes de tous les possibles, propices à l’imagination et à toutes les émotions. En posant la question de l’espace et de notre relation à lui, Julie Langenegger Lachance nous invite à nous interroger sur l’un des facteurs déterminants de l’existence. Comment vit-on le lieu ? Quels rapports entretenons-nous avec lui ? Quelle influence exerce-t-il sur chacun d’entre nous ? Espace refuge, de rêverie, de réconfort, de ressourcement ou lieu de tension, d’hostilité, de crainte, d’effroi... L’espace n’est pas neutre, mais silencieusement actif. A la donnée spatiale répond le facteur temporel, indissociablement liés. Ici, le temps n’est pas suspendu, les époques se chevauchent. Les strates architecturales se superposent et se télescopent. L’histoire de la construction de l’hôtel se livre ainsi par couches successives. Le regard s’amuse alors à en rechercher les indices. Dans chaque espace, l’activité humaine s’affiche sur le mode du passé. Sur les murs, les traces d’humidité, les moisissures, les peintures écaillées, les papiers peints lacérés, décollés tels des lambeaux de peaux mortes disent la mue du bâtiment. Ces décors malmenés renvoient à une lointaine mémoire chargée d’histoires banales ou romanesques. De ces oripeaux sortis de l’ombre émane une inquiétante étrangeté, telle que définie par Freud. « On qualifie de un-heimlich tout ce qui devrait rester… dans le secret, dans l’ombre, et qui en est sorti »3. L’unheimliche est aussi « la situation où l’on "doute qu’un être apparemment vivant ait une âme, ou bien à l’inverse, si un objet non vivant n’aurait pas par hasard une âme" »4. Puissants catalyseurs d’affects poétiques, ces intérieurs offrent une réalité dans laquelle les concepts d’animés et d’inanimés s’entremêlent comme dans le rêve. Ils nous confrontent ainsi à notre propre expérience de la vie et de la mort. Les photographies introspectives de Julie Langenegger Lachance composent des paysages intérieurs générateurs d’une forte charge émotionnelle. Chaque pièce peut évoquer des souvenirs intimes et profonds suscitant des émotions spécifiques. Ce dédale rappelle la première conception de l’appareil psychique de Freud qui assimile l’inconscient à une « grande antichambre »5 et le conscient à « un salon »6 contigu. Au seuil de celui-ci, le « gardien »7 autorise, résiste ou refoule le passage des désirs, pulsions, peurs etc. vers « la préconscience »8 et « la conscience »9. Le psychanalyste établit un lien entre un lieu et un état d’âme. Les pièces sont à considérer comme des paliers successifs à franchir pour entériner l’expérience précédente. L’ensemble des salles constitue autant d’éléments d’une même transformation.
Au-delà de la simple visite d’un chantier, le parcours labyrinthique que nous propose Julie Langenegger Lachance, oscillant entre aujourd’hui et hier, agit comme un révélateur qui renvoie à la recherche des origines. Cette quête de souvenirs dans les strates du passé révèle l’importance de la mémoire dans la construction de soi.
Julia Hountou
Historienne de l’art - Pensionnaire à la Villa Médicis, 2009-2010
1 Edward Hopper (1882 - 1967) est un peintre réaliste et graveur américain.
2 Vilhelm Hammershoi (1864 - 1916) est un peintre danois. Voir notamment Rayon de soleil, Poussière dansant dans un rai de lumière, 1900. Huile sur toile, 70 x 59 cm. Musée d’Ordrupgaard, Copenhague.
3 Sigmund Freud, L’inquiétante étrangeté et autres essais, traduction de Marie Bonaparte, Gallimard, coll. Folio essais, Paris, 1988, p. 221
4 Sigmund Freud, op. cit., p. 224
5 Sigmund Freud, Introduction à la Psychanalyse (1916), Petite Bibliothèque Payot, n° 6, Paris, 1972, 443 p. ; p. 276-277
6, Paris, 1972, 443 p. ; p. 276-277
7 Ibidem, p. 276-277.
8 Ibidem, p. 276-277.
9 Ibidem, p. 276-277.