Peter Henry Emerson (1856-1936)The Lone Lagoon1895épreuve photomécanique (héliogravure)H. 17,5 ; L. 12,5 cmParis, musée d'Orsay© DR - Musée d'Orsay, dist. RMN
Musée d'Orsay 1, rue de la Légion d'Honneur 75007 Paris France
En 1895, dix ans seulement après avoir abandonné la médecine pour la photographie, Peter Henry Emerson publie Marsh Leaves [Feuilles des marais], son dernier livre illustré. Il est aujourd'hui difficile d'imaginer ce qu'un lecteur a pu alors éprouver face aux paysages qu'il contient, aussi dépouillés et évanescents qu'étaient denses, terriennes et incarnées les images de Life and Landscape on the Norfolk Broads [Vie et paysages dans les marais du Norfolk], son premier recueil paru en 1886. Entre les deux se dessine une évolution manifeste, du modèle pictural de Jean-François Millet à celui de James Abbott Mc Neill Whistler et de l'art japonais, du propos documentaire à la poésie pure. Si l'oeil du XXIe siècle perçoit immédiatement la radicalité formelle à laquelle Emerson est finalement parvenu, il est plus difficile de soupçonner la vivacité des débats esthétiques que le premier coup de maître avait en son temps suscités.
Fondant le naturalisme photographique, ses écrits sont d'ailleurs là pour rappeler que sous les eaux dormantes de cette Angleterre rustique et atemporelle se cache l'un des polémistes les plus virulents de l'histoire de la photographie.
Présentation Détaillée :
"Photography Not Art" [De la photographie, pas de l'art] : écrits par l'un des principaux artisans de l'autonomie artistique du medium, ces trois mots de Peter Henry Emerson (1856-1936) en disent long sur la complexité d'un débat qui, né avec la photographie, a tardé à se clore. La formule, substituée en 1899 au célèbre "Photography, a Pictorial Art" [La photographie, un art pictural] pour conclure son traité de photographie naturaliste, prouve avant tout que le dictat absolu de la peinture n'a pas épargné les esprits les plus novateurs.
Publié en 1889 par un médecin anglo-américain reconverti, Naturalistic Photography for Students of the Art (1) avait pourtant très vite été comparé à une "bombe lâchée dans un salon de thé". Coup d'envoi d'une croisade contre l'académisme de la photographie artistique, le manifeste proposait en effet un antidote à l'artificialité des tableaux composés par Henry Peach Robinson (1830-1901), le maître du montage savant des négatifs. Il se voulait également une réponse aux critiques essuyées depuis son entrée remarquée en photographie.
Vingt-trois ans après l'unique exposition monographique qui lui ait été consacrée en France, le musée d'Orsay vous invite à (re)découvrir les premier et dernier recueils de ce photographe polémiste, deux moments-clefs d'une carrière qui a duré à peine dix ans. Ils forment le diptyque exemplaire d'une évolution stylistique et théorique radicale, au centre duquel s'imiscent toutes les stratégies et contradictions de celui que John Szarkowski nomme le "Luther de la photographie" (2).
Life and Landscape on the Norfolk Broads [Vie et paysages dans les marais du Norfolk] inaugure en 1886 une série d'ouvrages consacrés à la région de l'East Anglia, alors perçue comme l'un des derniers paradis "primitifs" d'Angleterre. Réalisé en collaboration avec le peintre Thomas Goodall (1857-1944), ce recueil constitue la première démonstration du naturalisme photographique.
Persuadé que le medium ne peut atteindre la dignité artistique qu'en restant fidèle à lui-même et à la nature, Emerson - comme Emile Zola (1840-1902) en littérature - croit dans un renouvellement des arts par les moyens de la science, particulièrement la physiologie.
Il est ainsi familier des théories optiques de Hermann von Helmholtz (1821-1894), démontrant notamment que la vision humaine, nette au seul point d'accommodation, tend vers le flou à mesure que l'on s'en éloigne. Niant la supériorité présumée de l'image précise et détaillée, il élabore alors une esthétique de la vision basée sur la "mise au point sélective". Idéalement servie par le procédé du platinotype, celle-ci se conjugue avec le rejet de toute manipulation pour garantir la fidélité à l'expérience visuelle dans des images pourtant très composées.
Le paradoxe veut en effet qu'Emerson, bien que confiant dans le potentiel artistique inhérent au procédé mécanique, ne s'en réfère pas moins à un modèle pictural pour mettre en forme un propos documentaire. Afin de garder la trace d'un mode de vie traditionnel menacé par l'industrialisation et le tourisme, il convoque ainsi les peintres d'une "école naturaliste" dominée par Jean-François Millet. Plus qu'en témoin de l'âpre réalité, c'est bien en héritier de ce regard propre à conférer noblesse, gravité et intemporalité qu'il souhaite se placer. S'il ne cherche pas à échapper à l'esthétisation, le photographe livre ici la première synthèse revendiquée entre document, science et art.
Rendant compte de la parution en 1895 de Marsh Leaves [Feuilles des marais], ultime livre illustré d'Emerson, un critique parle de "gemmes de la photographie" (3). L'image traduit parfaitement la réussite de l'auteur, comme la révision de ses ambitions artistiques depuis qu'il a emphatiquement annoncé en 1890 La mort de la photographie naturaliste (4).
Cette même année, les recherches pionnières des chimistes Hurter et Driffield sur la sensitométrie avaient révélé que les conditions d'exposition d'un négatif déterminaient une échelle fixe de valeurs de gris sur les épreuves (5). A cette découverte de données immuables au coeur du processus créatif, qu'Emerson interprète comme une preuve des limites artistiques du medium, se seraient ajoutées les conversations fatales avec un "grand artiste" - James Abbott Mc Neill Whistler (1834-1903) ? - qui l'aurait convaincu de sa vanité.
C'est en tous les cas l'ascendance de ce peintre-graveur qui lui permet cinq ans plus tard, sinon de résoudre ses contradictions, du moins de les dépasser une dernière fois. Dans cette fuite du machinisme photographique, Whistler - médiateur anglo-saxon de l'impressionnisme et de l'art japonais - lui fournit les clés pour contourner à nouveau le postulat mimétique attaché au medium. Le chant du cygne, délivré avec une rare économie de moyens, se compose d'une suite d'esquisses photographiques magnifiées par les effets d'évanescence de l'héliogravure. Devenue l'unique sujet des images, la transformation de la nature par les phénomènes atmosphériques a presque totalement éclipsé la figure humaine, jusqu'au paysage lui-même.
Père indigne du Pictorialisme - premier mouvement artistique constitué autour de la photographie dans lequel il refusera de se reconnaître -, Emerson a donné leurs lettres de noblesse au platinotype et à l'héliogravure, deux procédés qui accompagnent Alfred Stieglitz (1864-1946) et son cercle dans le passage de la Photo-Secession vers la Straight Photography. Parce qu'elle réconcilie l'ambition documentaire et le purisme d'Emerson avec un nouveau modèle formel - celui des avant-gardes parisiennes -, la "photographie directe" inscrit le naturalisme aux racines du renouveau moderniste du medium.
Cet adieu résigné à la photographie comme art, sobre mais magistral, invite à questionner la sincérité du reniement. Volonté de couper les roseaux sous le pied de ses détracteurs, de miner une voie tracée pour lui seul, ou honnêteté intellectuelle sans faille ? S'il est probable que le contexte intellectuel de l'époque ait contribué à brider ses intuitions, l'ambiguïté du geste demeure : il n'empêchera en effet le théoricien ni de continuer à prêcher le naturalisme photographique (réédition modifiée de son traité en 1899, conférences, articles, rétrospective à la Royal Photographic Society de Londres en 1900), ni de rédiger une Histoire de la photographie artistique (non publiée).
(1) La Photographie naturaliste pour les étudiants en art (London, Sampson Low, Marston, Searle and Rivington, 1889).
(2) John Szarkowski, Looking at photographs. 100 pictures from the collection of The Museum of Modern Art, New York, NY, The Museum of Modern Art, 1973, p. 40
(3) Anonyme, "The Work of the year", Photograms of the Year, 1897, p. 40.
(4) The Death of Naturalistic Photography, London, 1890.
(5) Ferdinand Hurter et Vero Driffield, "Photomechanical Investigations and a New Method of Determination of the Sensitiveness of Photographic Plates", The Journal of the Society of Chemical Industry, 31 mai 1890
Crédits Images
Peter Henry Emerson Marshman going to cut Shoof Stuff © RMN (Musée d'Orsay) / Hervé Lewandowski