Bibliothèque Municipale de Bordeaux 58 rue du Maréchal Juin Bordeaux France
En s’appropriant le titre d’une oeuvre de l’écrivain hongrois Attila Jozsef, Bruno Dubroqua écrit à sa manière un long poème dont les vers ne se déclinent plus en mots mais en images. Au cours de ses diverses pérégrinations autour de la planète, le photographe devient le passeur d’échos telluriques, le témoin des mystères cachés de paysages désertiques, mais également le révélateur d’univers où l’activité humaine laisse traces et vestiges. Sans jamais porter un regard critique, c’est plutôt à un constat poétique spatiotemporel que se livre Bruno Dubroqua. Tout en s’attardant au réel, au tangible, la teinte des tirages, les accidents provoqués par la chimie particulière du polaroïd et les altérités induites volontairement par le photographe transportent cette matérialité vers le territoire de la fiction et de l’imaginaire. Conçue sans volonté de hiérarchie, ni de séries imposées, l’exposition propose un voyage aléatoire, faisant de la perte de repères la clé permettant de pénétrer chacune des images proposées. Des landes d’Islande aux rivages du Brésil, du coeur de profondes forêts aux abords de sites industriels, l’exposition nous invite un à périple solitaire et contemplatif.
Bruno Dubroqua, Vers l’infini
Pénétrer dans l’univers photographique de Bruno Dubroqua, c’est se frotter à trois éléments : le Temps, l’Ecriture, la Mémoire. En les envisageant comme de véritables matières premières, il officie à la fois comme un sculpteur, avec un engagement physique et sensuel, mais également comme un écrivain ou un poète, en questionnant le passé, le présent, le fictif. Le Temps est au coeur de l’oeuvre de Bruno Dubroqua, au centre de son processus créatif : de la prise de vue au tirage, des longs temps de pause à l’instantanéité de la révélation du Polaroid, jusqu’à la maturation et au travail d’intervention sur l’image. Ce questionnement temporel traverse toutes ses séries : ses portraits comme ses nus féminins, ses paysages désertés comme ses bateaux fantômes. Il ne mène cependant pas une lutte avec les minutes qui s’égrènent. Bien au contraire. Il les apprivoise et les fait siennes. Il s’en empare, les remodèle pour en faire une des composantes de ses images. Le temps y devient tactile, sensible. Il se déroule sous nos yeux, dans ces images pourtant arrêtées. Face aux vastes plaines et vallées qu’il a pourtant figées, regarder les images de Bruno Dubroqua c’est s’accorder une pause pour écouter le temps. Ses images deviennent sonores et nous pouvons entendre le vent sur l’herbe des prairies, le frottement des branches d’un arbre, le craquement des restes de la coque d’un bateau sous l’effet du soleil. Le temps, au même titre que la chimie, travaille tangiblement la photographie de Bruno Dubroqua.
La photographie est peut-être pour lui surtout et avant tout une Ecriture. Privilégiant l’alchimie des sels d’argent à la magie des mots, il nous raconte une histoire, ou plutôt nous en laisse deviner la trame en nous en donnant son cadre, vocabulaire commun à ces deux modes d’expression. A chacun d’y bâtir sa propre fiction. C’est la scène d’un théâtre, le plateau d’un film, les pages d’un livre que Bruno Dubroqua nous propose d’imaginer. Ses images sont autant de possibles. Il n’impose rien. Il fait une proposition. Comme la calligraphie nécessite patience et précision, son écriture photographique est méticuleuse. Elle nait d’une maturation, tant dans l’imprégnation d’un lieu que dans le rendu d’une matière. Les altérations induites par le procédé photographique du polaroid et les interventions volontaires du photographe marquent les tirages comme des haïkus, soulignant de manière onirique l’évanescence, la fragilité et l’impermanence de notre monde. Son intervention poétique gomme toute référence anecdotique. Il en résulte une épure, une espace vidé de touteprésence humaine ou animale. Il nous laisse le choix de l’habiter, de le repeupler d’êtres vivants, ou à l’inverse, de lui offrir un moment d’éternité.
Au fil des images que nous propose Bruno Dubroqua, une Mémoire se dessine. Il ne conçoit ses images qu’à partir du film Polaroid 665, dont la production a cessé, annonçant la disparition proche et inéluctable de ce support photographique unique. Cette course contre le temps contribue également à nourrir la vision du photographe et s’avère être au final en parfaite adéquation avec la question de la disparition, thème en filigrane de tout son travail. Si les lieux visités restent identifiables, ils ne le sont jamais précisément. Les images agissent comme un souvenir de ces lieux, réellement parcourus, voire rêvés... Ces derniers sont marqués d’empreintes, de présences évanouies, d’activité humaine révolue ou en sommeil, tels ces sentiers semblant conduire vers l’infini, au coeur de vallées minérales. Les griffures, les rayures et les tâches qui perturbent la lecture des photographies sont autant de défaillances d’une mémoire, où les détails s’estompent pour ne laisser place qu’aux sens. Dans sa filiation avec les pictorialistes, Bruno Dubroqua nous plongent dans la matière photographique. Ses voyages en solitaire au coeur de lointaines contrées ou au coeur d’univers urbains en pleine mutation questionnent en un langage intime et onirique la relation au temps, le rapport à l’espace et la conscience de notre passage en ce monde. Mais c’est aussi la photographie en elle-même qu’il expérimente sans relâche.