Comme des centaines de salariés de l'usine Kodak-Industrie à Chalon-sur-Saône, Bernard, vingt-cinq ans de maison à la maintenance de l'imagerie radio, essaie de faire son deuil. Même Jean-Pierre Martel, le PDG du site, a enjoint les 1 800 salariés de «ne plus penser Kodak». Alors qu'un plan social de 270 personnes se termine à peine avec l'arrêt définitif de la production de pellicules argentiques à la fin juin, les «Kodak» redoutent une nouvelle déflagration. «Avant l'été», indiquait il y a quelques mois la direction de la multinationale basée à Rochester, au nord de l'Etat de New York. «Et cette fois-ci, ce pourrait être notre avis de décès définitif, craint Bernard. L'extinction finale de toute production argentique à Chalon.»
Bobines de cinéma. Selon nos informations, ce nouveau plan qui devrait être rendu public le 23 juin portera sur 370 suppressions d'emplois supplémentaires. Après la fin de l'activité photo grand public relocalisée en Chine, il devrait toucher les derniers résidus de recherche et développement encore présents sur le site chalonais, premier employeur privé de la région Bourgogne, et surtout la production de bobines cinéma pour la diffusion de films en salles, fabriquées aux Etats-Unis mais dont le traitement chimique s'effectue ici. «En interne, les gens parient plutôt sur la suppression d'au moins un tiers de l'effectif, commente Jean-Fabien Dupont de la CFE-CGC, avec la fixation d'une date peut-être toute proche pour la fermeture définitive de l'usine.»
En pleine restructuration, Kodak ne fait pas le ménage que dans ses usines. Selon nos informations confirmées par la direction de Kodak-Pathé, la structure commerciale et marketing française, soit 40 emplois, va être supprimée au siège parisien de la multinationale, notamment à cause de la fin de la commercialisation des «minilabs» de développement rapide à destination des professionnels. Alors que Kodak France a déjà fermé 8 de ses 11 laboratoires de développement de photos argentiques, le laboratoire situé à Metz devrait lui aussi fermer ses portes d'ici à la fin 2005 et entraîner la suppression d'une centaine d'emplois. Motif : la défection de Cora, une chaîne d'hypermarchés qui confiait à Kodak les développements et tirages des photos commandés par ses clients.
En octobre 2004, à Chalon, l'activité cinéma était encore présentée par la direction comme un des «deux piliers» censés permettre la survie du site. L'autre pilier, la fabrication de films destinés à la radiologie médicale, tourne même encore à plein régime comme en témoigne le recours massif aux heures supplémentaires dans ce secteur. «Le déclin de ces deux activités est certes bien moindre comparé à la photo argentique qui a connu un effondrement de 50 % ces douze derniers mois, reconnaît Jean-Pierre Martel, le PDG du site. Mais il ne faut pas se voiler la face. Le basculement du cinéma vers le numérique pourrait être aussi brutal que celui de la photo. Et si la pente reste encore douce dans la radio, l'évolution à terme est là aussi inéluctable.» Le message est clair : malmené dans la photo pour avoir amorcé trop tard son virage numérique, Kodak entend bien cette fois ne pas rater celui des salles obscures et des cabinets de radiologie.
«Sans illusion». Dans cette ambiance de mort programmée et pilotée depuis Rochester, c'est l'abattement plus que la révolte qui domine devant les tourniquets à l'heure de la pause-déjeuner. «Le problème, c'est qu'en dehors des jeunes entrés récemment sans aucune illusion sur la pérennité de leur emploi, beaucoup n'arrivent pas à comprendre comment une si belle mécanique pourrait s'arrêter», juge une ingénieure chimiste en pleine recherche de reconversion auprès de l'antenne emploi mise en place par la direction.
Rien en effet ne laissait présager un destin aussi funeste pour cette ancienne usine modèle d'une région déjà marquée par la faillite de Creusot-Loire en 1980. Arrivé à Chalon en 1961, Kodak y emploie jusqu'à 3 200 employés en 1991. Un syndicaliste de SUD évoque avec nostalgie «une grosse boîte américaine au business impeccablement huilé avec les marges et les profits qui vont avec». La percée du numérique à l'orée des années 2000 n'inquiète guère, au point que Kodak investit encore 61 millions d'euros dans une nouvelle technologie de couchage du papier photo refroidi dans un séchoir géant et ouvre un gigantesque bâtiment de près de 50 mètres de hauteur. Et si les plans sociaux font leur apparition au nom de la réorganisation mondiale de l'entreprise, ils prennent la forme de confortables préretraites pour lesquelles les volontaires ne manquent pas. L'annonce en janvier 2004 par le PDG du groupe, Daniel Carp, d'un plan de suppression de 15 000 emplois 20 % des effectifs mondiaux avec la fermeture ou la cession d'un tiers des unités de production d'ici à fin 2006 viendra brutalement mettre un terme à ce modèle industriel.
«Ecran de fumée». Si plus personne, aujourd'hui à Chalon, ne conteste la force de cette mutation numérique, les avis divergent sur l'attitude à adopter face à la direction de l'usine. La CGT considère que le recours systématique à cet argument sert largement «d'écran de fumée» pour masquer une stratégie de «délocalisation de l'outil de travail» et priver Chalon «du retour du papier argentique lorsque les gens se mettront à imprimer leurs photos sur ordinateur». La plupart des salariés, «réalistes ou résignés» comme le dit l'un d'eux, veulent encore croire que la «machine Kodak va bien marcher pour "l'employabilité"», cette démarche proposée par la direction pour favoriser le reclassement des salariés ailleurs dans la région ou dans les nouvelles entreprises qui viendraient s'établir sur le site. Mais dans cette usine, il reste une «évidence» partagée par tous. Si l'américain Kodak ferme à Chalon-sur-Saône comme il l'a déjà fait pour ses usines au Brésil ou en Australie, c'est aussi pour préserver le plus longtemps possible la production argentique sur ses terres américaines. «C'est une certitude, reconnaît un membre de la direction, le dernier mètre carré d'argentique de la longue histoire du chimiste Kodak sera fabriqué aux Etats-Unis.»