Musée des Beaux-Arts et d’Archéologie 1, place de la Révolution 25000 Besançon
Grand Prix National de la Photographie en 1988, Bernard Plossu (né au Sud-Vietnam en 1945) appartient à la génération des artistes qui à partir des années 1970 ont contribué au renouveau d’un art en crise tant dans le domaine du « photo-journalisme » que dans celui de la « photographie créative ». Son style, souvent identifié à la pratique du flou et du journal de voyage, a inspiré de très nombreux photographes.
Photographe atypique, Bernard Plossu est un intermédiaire entre la photographie américaine et européenne. Il a participé à la vie artistique de la Côte californienne, et a contribué à faire connaître en France le mouvement Beat. Il s’inscrit dans le courant rénovateur espagnol Nueva Lente et s’engage dans l’aventure photo-biographique avec Les Cahiers de la Photographie. C’est aussi un artiste profondément marqué par l’esthétique cinématographique de la « Nouvelle Vague ». L’écrivain Denis Roche, préfaçant la première édition du Voyage mexicain, en 1979 en s’interrogeant sur la pratique de Bernard Plossu a pressenti ce qui deviendra son style caractéristique. Sa liberté de cadrage, son refus de l’esthétisant (marqué par la prédilection pour l’objectif 50 mm) l’apparentent également à l’écriture de Jack Kerouac, en particulier, au mythique Sur la route, paru en 1957 et au ton photographique mis au point par Robert Frank, déplaçant la pratique de la prise de vue vers l’instantané autobiographique.
À l’aise aussi bien dans la pratique intuitive du portrait que dans les commandes architecturales « pointues », Bernard Plossu est le véritable initiateur et expérimentateur d’une photographie « pauvre ».
Photographe voyageur, il insuffle un rythme qui est celui de la respiration, rapide et fougueuse lorsque tout se bouscule devant son regard attentif, lente et posée quand l’émotion a besoin de réflexion. Ses photographies sont celles d’un observateur patient, discret, affectueux et émerveillé. « On ne prend pas une photographie, on la “voit”, puis on la partage avec les autres. Je pratique la photographie pour être de plain-pied avec le monde et ce qui se passe. En apparence mes images sont poétiques et pas engagées. Mais pratiquer la poésie n’est-ce pas aussi résister à la bêtise ? La poésie est une forme de lutte souterraine qui contribue à changer les choses, à améliorer la condition humaine, la culture et l’environnement » tient à préciser Bernard Plossu. Son travail a fait l’objet d’une cinquantaine d’expositions photographiques dans le monde entier dont une rétrospective au Centre Georges Pompidou en 1988.
À la demande du musée des Beaux-Arts et d’Archéologie de Besançon, de 2007 à 2009 Bernard Plossu a séjourné à plusieurs reprises en Franche-Comté parcourant les routes, les paysages, les villages et les villes à des saisons, à des heures différentes, créant une œuvre photographique originale. Versant d’Est Le Jura en regard donne à voir un ensemble de 200 photographies prises en Franche-Comté, de Besançon aux montagnes du Jura, en passant par Ornans, Pontarlier, Dole, Lons et quelques autres cités. Voilà Besançon, montrée dans des quotidiens ordinaires au risque de paraître surprenants : rue des Granges sous l’ondée, quand l’eau noie tout et met le paysage dans la bourrasque des gris ; la forêt des cheminées dans un ciel d’hiver, l’accumulation des vestiges du temps à Saint-Paul, les pentes vertigineuses d’un toit dans le (vert) gris des frondaisons. Voilà Ornans, sous la bruine, et la Loue toute fumante des brouillards matinaux quand, à deux pas, le Saint-Vernier de Gustave Courbet jette un regard inquiet vers la fenêtre. Voilà le fort de Joux, comme un morceau de petite maquette derrière le gros monticule de terre ; Syam et son rêve palladien déchiqueté par la ramure des arbres de son parc ; Dole en fragments de plan-relief et Arc et Senans, inévitable. Voilà Saint-Claude, Morez, Lons : pipe, lunette et Vache qui rit ; Pontarlier et Montbenoît, si loin de ce qu’on sait d’ordinaire. Voilà des maisons, des églises, des ponts et des chemins dans la campagne, si modestes qu’on semble ne jamais les avoir vus ; et le grand moutonnement des nuages et des versants où la neige, en plaque, soutache le labour sauvage des grisés.
En marge de l’exposition, une sélection de 32 photographies iconiques constitue une sorte de mini-rétrospective de l’œuvre de Bernard Plossu.
L’exposition Versant d’Est. Le Jura en regard est produite par le musée des Beaux-Arts et d’Archéologie de Besançon.
Commissariat : Emmanuel Guigon directeur des Musées du Centre de la Ville de Besançon
Coordination : Emeline Bourdin
Documentation : Agnès Petithuguenin
Administration : Julie Nuyts, Suzanne Pasteur
Communication : Françoise Frontczak
Graphisme de la Communication : Jean-François Devat
Médiation : Céline Meyrieux assistée de Agnès Rouquette
ainsi que les guides-conférencières.
Direction de la Communication de la Ville de Besançon
Montage de l’exposition : André Capel et toute son équipe
Accueil-surveillance : Gilles Vincent et toute son équipe
L’exposition a bénéficié du soutien :
Du ministère de la Culture – DRAC Franche-Comté,
Du Conseil régional de Franche-Comté,
Des Amis des Musées et de la Bibliothèque de Besançon
CAtAlogue de l’exposition
Versant d’Est, photographies de Bernard Plossu
Les Éditions du Sékoya
Préface de Jean-Louis Fousseret, maire de Besançon, président du Grand Besançon
Auteurs : Emmanuel Guigon, Cedric Lesec et Yves Ravey
Graphisme : Paul Royer, pour les Éditions du Sékoya
Gravure : Atelier Michel Bévalot
Format 280 x 345 mm (format à l’italienne)
Nombre de pages : 160 pages
Nombres d’illustrations : 240 ill. (N et B et coul.)
Prix de vente : 35 euros
les impressions du souvenir
Comme Courbet avant lui, le photographe s’est promené lors de longues marches silencieuses dans les paysages du peintre, manière peut-être de se réapproprier des lieux si souvent peints, de les rappeler à sa mémoire et de répondre finalement à la peinture par sa photographie. Plusieurs autres photographes ont été tentés de rendre le ressenti de cette réalité observée – Lucien Clergue en 1979 ou plus récemment Balthasar Burkhard fixent comme Courbet la matérialité du mouvement d’une cascade ou d’une rivière prise entre de lourds rochers. Mais la singularité du procédé Fresson offre à Plossu la possibilité de traduire sur le papier l’impression colorée de ses déambulations poétiques aux environs d’Ornans et sur les bords de la Loue ; à la pesanteur des éléments s’ajoute le souvenir du moment.
Au matin d’hiver, la lumière vient se prendre dans les vapeurs ouatées de la rivière, la forêt s’écharpe de brumes. La silhouette massive des maisons regroupées au bord de l’eau se découpe nettement, comme
dans Le miroir d’Ornans de 1872. L’observation attentive des phases lumineuses du soleil et de ses effets est au cœur de la pratique photographique de Plossu et fait écho à la manière dont Courbet conçoit la lumière. En 1856, le peintre déclare ainsi à Théophile Silvestre : « nous sommes enveloppés par le crépuscule du matin, avant les premières heures de l’aube : les objets sont à peine perceptibles dans l’espace, le soleil monte, elles s’illuminent par degrés et s’accusent enfin en toute plénitude. Eh bien, je procède dans mes tableaux comme le soleil agit dans la nature. » Il s’agit, tant pour le peintre que pour le photographe, de recueillir la
lumière, non pas seulement de la capter mais bien de la créer, de l’étaler sur la toile pour l’un, de la modeler sur le papier pour l’autre. La critique n’a cessé de souligner la matérialité des paysages composés par Courbet. Son ami Silvestre décrit une séance de plein air avec le peintre qui « dépose la couleur sur la toile avec une franchise éclatante et brutale, tandis que les poils du pinceau creusent de petits sillons où la lumière vient s’émousser et s’éteindre comme dans les tissus du velours ». L’évidence d’une même densité s’impose en regard du procédé Fresson, dont Plossu se sert depuis la fin des années 1960. Cette technique, héritière du procédé au charbon direct très prisé des photographes pictorialistes au début du XXe siècle, superpose en effet trois impressions, qui correspondent aux trois couleurs primaires, que vient compléter une quatrième, noire, pour restituer l’intensité et la profondeur lumineuses. Au dépouillement, le pigment de couleur reste emprisonné dans l’épaisseur du papier et crée, comme les touches que Courbet vient apposer sur la toile, une profondeur dans laquelle vibre la lumière. La sensibilité de l’épaisseur atmosphérique ainsi rendue s’apparente à celle que décrit Baudelaire dans son Salon de 1846, « un espace où tout verdoie, où tout poudroie et chatoie en pleine liberté, où toutes choses, diversement colorées, changées de seconde en seconde par le déplacement de l’ombre et de la lumière (…) se trouvent en perpétuelle vibration. »
Cedric lesec
Chargé d’études et de recherche, Institut national d’histoire de l’art, Paris. Chargé de cours, Université Paris Ouest Nanterre, La Défense. route avec exil et voiture anglaise Transparence de Bernard Plossu Un jour, la photographie vous conduit à la transparence. Plus rien n’existe alors, hors l’image. Cela, je l’ai vécu au contact de l’œuvre chez Bernard Plossu. Où je me suis rendu compte d’une chose : Quand nous disons paysage, nous entendons conscience de soi. Quand nous disons image, nous entendons photographie. Et quand nous disons objet de l’image, nous entendons voiture anglaise. C’était le début de l’été. Ma rencontre avec la photographie. J’ai pensé après cela, je n’écrirais pas. Je serais incapable de décrire ces objets.
Je ne saurais plus penser. Et particulièrement, je savais, je ne parlerais plus de mes lectures, ne citerais aucun texte. Au départ, je voulais écrire. Dans le silence. J’aurais voulu, gagné par lui, écrire seulement, la voix de l’écriture couverte par le bruit des autres voix. Je voulais cesser. De tout cœur je désirais que meurent les bruits du monde. J’aurais voulu le savoir de l’écriture quand on n’écrit plus, la conscience d’être. J’observais les images. Sans cesse. Je les visitais. Je disais : L’écrit et les images, c’est la même chose. Je savais cet être mystérieux venu me visiter. Derrière moi. Penché sur mon épaule. Cet être, on s’adresse à lui quand on écrit. Je lui disais cependant : Comme m’envahit le chœur des anges, c’est insupportable ces voix. Je voulais l’indifférence, je souhaitais mourir, je désirais ce geste de mourir, les nuits sans sommeil, je voulais me priver de ces
images. Qui pourtant subsistaient. Ces photogaphies disaient : Comment pourrions-nous mourir sans laisser de trace ? Pourquoi sommes nous si nombreux ? Pourquoi, marchant dans la pénombre, nous atteignons plutôt la lumière ? J’ignorais le pourquoi, ne savais si je devais inventer la mer, regarder l’océan, contempler le livre d’images. La dernière page tournée du catalogue de Bernard Plossu, au Mexique, je me suis dit : l’essentiel, dans le fond, ce n’est pas la lumière, c’est la route, le ruban devant soi. Je comprenais : ce catalogue ne parle pas de soi, il parle des autres. Je concluais : tant de choses nous échappent. Ces choses semblent courir. Elles sont improbables. Cesser d’écrire, c’est mourir. Se réveiller, c’est passer des nuits magiques comme Shakespeare. C’est réinventer le jour. Chaque matin, reprendre le livre des images. L’ouvrir et regarder. Sans la mémoire de nos lectures. Dans cet étrange pays de la référence cachée. Alors, nous ne voyons plus rien, sinon les images déposés sur la feuille : la trace de ce que nous avons lu, la mémoire de la forme. Et toujours, le paysage. Ces images alimentent mon souvenir. Un port, une histoire parmi d’autres survenue à Vancouver, dont je me souviens. L’île de Vancouver, longée sur le nord, le long du Pacifique. C’était un
voyage. Au loin, les Rocheuses du côté de l’est, bien plus avant. J’aurais voulu parler au photographe en feuilletant les images du catalogue Mexique. Parler. J’aurais dit : je cesse d’écrire. Et cette idée : la photographie est un exil. Son lieu : le lieu de la voiture anglaise. Dormir dans les images, apercevoir la voiture anglaise, le ciel, vous écrire, dire le voyage et les limites, penser en se laissant sombrer dans les photographies. Mises côte à côte, les idées successives quand je vois vos images. Vous écrire plutôt, dans ce cas, ne plus laisser de trace, dire : ces terres sont des exils. Cette idée, encore : le photographe est un regard sur ce qui est. J’ajoute, à vous voir : le regard sur ce qui devient. Évoquer le regard dans l’image sous mes yeux, les traits rectilignes qui barrent la photographie, cette route. Le lieu. Votre terre d’exil, c’est la route. Votre regard, c’est la route. Vous envisagez la route comme un chauffeur routier transporte son chargement, parcourt les kilomètres, s’endort au volant, dans l’hypnose des bandes blanches continues, discontinues. Je n’ai pas vu de titre à vos images. Elles sont ce que je deviens Mon devenir, c’est ce que vous étiez dans un temps qui précède ma vision de la photographie. Vous étiez au monde de cette image avant moi. Et le spectateur, qui contemple votre photographie, contemple, par l’effet de votre regard, son propre devenir. Celui qui contemple n’est plus. Il est devenu par votre regard une image. Il est un paysage, une voiture anglaise élégante et raffinée, lui-même entouré d’autres paysages et d’autres voitures anglaises. Il est dans la sensation produite par votre image.
Il doit réfléchir, il doit être vous, car devenu lui-même, au moment où il voit votre image. Devenu lui-même et qui vous avez été lors de la prise de vue, il comprend que le sens de l’image est toujours caché, que celui-ci se révèle au monde, mais pas à celui qui regarde. Car, si nous, spectateur, donnions le sens, alors cela voudrait dire que nous avons perdu tout rapport avec nous-même. Pour cette raison, je regrette de ne pas vous écrire, de relater seulement le peu que je vois dans vos photographies. Je dis trop mal les choses. Nous devrions, à la place, cesser la parole, vous observer dans votre exil. Transportés ailleurs, nous regarderions les images.
J’ai le sentiment que vous venez d’ailleurs. Vous désignez en effet le paysage de l’exil. Ce territoire est sans limites. Nous pensons sans frontière. Les limites, ce serait les contraintes de pensée, les jalons de réflexion, les impartis et les règles. Tout cela qui n’existe plus. Je pourrais vous citer l’exil de Sénèque – je ne dis pas le lieu de son exil, c’est sans importance, les lieux n’existent pas –, je pourrais vous évoquer ce qui est évoqué par Sénèque parlant de Marcellus, ennemi de César, frappé par l’exil après l’échec de Pompée à Pharsale. Je préfère dire : Toute personne avec vous devient un exil dans la photographie.
Nul ne croit ceci : la photographie emprisonne. On pense : la photographie montre la prison. Mais, en réalité, désignant la prison du paysage, c’est nous qu’elle rend captifs. On n’a de cesse de lui donner du sens. On convoque l’intention, l’auteur, le regard. Mais pas de sens à cet endroit. Celui-là est invisible dans le parcours entre l’image, le plaisir de regard et le mystère. La photographie donne à voir les limites. Elle offre – en terme de devenir et de paysage – l’image de la conscience de soi. La conscience de soi : je ne me contente pas d’être au monde, je dis je suis le monde. La conscience de soi sert la fabrication des limites. Celles-ci nous autorisent à nous définir, à dépasser notre identité, peut-être notre lieu d’exil. Cela advient quand l’émotion pointe, procurée en exemple par une route, une voiture anglaise années soixante dix (années de l’ado- lescence, du souvenir, de la nostalgie de ce souvenir).
Le photographe invente un lieu sur l’image. Cela s’intitule : Route avec exil. Si souvent, la route se dirige vers un ailleurs fermé, qui confine aux bornes, ligne blanche par ligne banche.
Au début, l’œuvre, territoire sans fin, qui se donne des limites, de l’in- défini, des images de paysages urbains et de campagne. Des jalons personnels. Le passé. La présence, le devenir, le temps. Tout cela dans l’image, d’une image à l’autre, dans ce long et monotone discours entrecoupé de blancs, de gris et de noirs. (...)
Yves ravey