Galerie Michèle Chomette 24, rue Beaubourg 75003 Paris France
Douteux enfantillages par Paul Ardenne
L’enfant, dans l’art contemporain, constitue un sujet éminent – mais alors sous l’espèce problématique, dira-t-on après Emmanuel Pernoud, de « l’enfant obscur » (L’Enfant obscur / Peinture, éducation, naturalisme, éditions Hazan, 2007). Puisque l’enfance, selon un trait connu, est ce qu’on perd en premier, tout rapport curieux à celle-ci, pour l’adulte, artiste ou non, consistera de fait en un travail d’introspection anxieux : il s’agit rien moins que fonder la recherche sur une perte inaugurale. Si l’enfant, comme l’assurait Freud, est bien le père de l’homme – je suis ce que ma petite enfance a fait de moi, entre pulsions triomphantes ou vaincues et perlaborations plus ou moins bien négociées avec l’inconscient –, l’homme ne peut devant l’enfance que mesurer l’abîme d’une condition en large part égarée.
L’artiste autrichien Robert F. Hammerstiel, ces deux dernières années, a quasi consacré l’essentiel de son œuvre d’artiste aux enfants. Selon des modalités qui lui sont propres. Non pas à l’enfant en soi, si tant est qu’il existe, mais à l’enfant tel que l’adulte, aujourd’hui, le profile dans les deux sens de ce terme, anglo-saxon et psychologique : quelqu’un que l’on suit, sur lequel on désire tout savoir, dont on voudra établir coûte que coûte le parfait et définitif « profil » identitaire ; mais aussi quelqu’un que l’on domestique, auquel on accorde une attention toute dirigiste où il est entendu, en dépit parfois des apparences, que c’est bien le monde des adultes et nul autre qui garde la main sur celui de ses descendants. Tel est l’esprit qui préside aux différents travaux plastiques – photographies, vidéos – que présente cette exposition de rentrée sous l’intitulé général New Tales of Pleasantville. L’enfance telle que l’on voudrait qu’elle soit, telle du moins que ceux qui en sont sortis la configurent, à coups de conditionnements — notion clef explorée dans ses différents registres et formes (personnes et objets) au fil de l'ensemble de la production de Hammerstiel.
La série de photographies New Tales of Pleasantville, premier volet de l’exposition, a été réalisée par l’artiste à Minopolis, un parc d’attraction pour enfants situé non loin de Vienne, la capitale autrichienne où il vit et travaille. La particularité de ce parc est d’être réservé aux enfants de huit à douze ans, qui peuvent s’y déplacer librement, l’accès aux parents étant en revanche strictement réglementé, voire découragé : que les enfants restent entre eux, comme lorsqu’ils jouent, mais cette fois-ci dans un univers qui offre tout ce qu’offre d’ordinaire l’univers des adultes, hors fiction. Annoncée un peu hâtivement, par les publicistes, comme « La ville des enfants », Minopolis est ainsi présentée dans les dépliants touristiques : « Minopolis : la première et unique ville des enfants au cœur de l’Europe, à Vienne, est une innovation : rues, places, autos, maisons, tout est comme dans le monde des adultes mais en plus petit. Les enfants entre 4 et 12 ans peuvent sur 6 000 m2 imiter de mille manières les adultes dans leur vie sociale et leurs façons de gérer leur argent. Minopolis a ses propres infrastructure, économie et monnaie. La vie de ses innombrables et enthousiastes habitants se déroule dans et entre des stations spécialisées dans lesquelles
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les enfants, guidés par des moniteurs compétents (coaches) peuvent se glisser dans les rôles les plus divers, entre autres s’initier à plus de cent métiers importants et populaires, depuis doctoresse jusqu’à conducteur de train en passant par cameraman, tous à essayer. »
La manière dont Robert F. Hammerstiel se saisit de Minopolis et de ses « acteurs » enfantins est ambivalente. Ni critique ni adhésion. L’artiste ne moque pas les singes savants en socquettes et culottes courtes que sont à Minopolis les enfants, investis là dans une quasi obligatoire intégration à un univers des adultes comme dans une minutieuse idéalisation du travail, paradoxalement présentés comme les leurs. Les images qu’il y compose sont toutes empreintes de respect et de perplexité : tel enfant, le soir venu, prend la pose devant un bar ou une boulangerie, tel autre se met en scène à l’entrée d’un commissariat de police ou d’un hôpital avec l’attitude et l’habit conventionnel de mise, uniforme ou blouse blanche. Les gamins que cadre l’artiste, saisis à bonne longueur d’objectif et de focale, ne sont pas plus héroïsés que réellement documentés. Hammerstiel, à dessein, maintient une distance calculée entre regard et regardé. Comme à nous signifier, en vérité, qu’il n’y a rien de plus à dire. Il est trop tard pour être consterné, l’enfant est pris, la grande machine des adultes dominants a imposé le contrôle et la régulation, d’ores et déjà.
Second volet de l’exposition, Private Territories exhibe en images fixes, sonorisées par MP3 individuels, photographies sur fond blanc jouant comme des écrans vidéos, plusieurs constructions en Lego, aussi curieuses qu’hétéroclites : des maisons que borde un lac ou de la verdure, une plate-forme où un cheval s’active dans un univers de portiques... Une voix accompagne la présentation visuelle de ces décors : celle de l’enfant qui a rêvé et conçu chacun de ces espaces « mentaux », à travers lequel il s’est représenté, en architecte et planiste en herbe, ce que serait son « endroit idéal », son utopie à lui. Si cet univers capté à froid par l’artiste, de nouveau, apparaît bien surcodé par les stéréotypes du monde adulte et de l’intégration (maison, cadre idyllique, biens détenus en quantité…), reste qu’on y décèle cette fois une complexité et un sens de l’organisation à l’évidence mal aboutés aux rêves majeurs de structuration des adultes que nous sommes. Le troisième volet de l’exposition, All for Your Delight II, montre d’ailleurs une vidéo sur plusieurs écrans d’enfants pleurant, cadrés de près, exprimant un sentiment de perdition, peut-être pas tout à fait incarné d’ailleurs, comme joué devant la caméra de l’artiste. Pour mieux donner le change ? Tout se brouille et rien n’est clair, en tout cas. Les sages enfants « adultifiés » de Minopolis semblent ici faire de la résistance, comme s’ils n’avaient pas tout à fait quitté leur univers, celui, propre à cet âge préadolescent que choisit non sans hasard Robert F. Hammerstiel, de la préparation de l’enfant à l’adieu à sa propre enfance. Un moment compliqué, violent, désespérant aussi, pour qui n’a pas encore l’âge de concevoir ce qu’est la nostalgie, ce récit de la vie que l’on aurait pu recommencer.
Depuis vingt ans, Robert F. Hammerstiel développe une œuvre que l’on a volontiers – et avec raison – estampillée comme l’équivalent d’une sociologie critique menée par image interposée. Photographies, vidéos, installations de l’artiste autrichien, avec une récurrence pugnace, s’attachent à décliner tout ce qui fait, jusqu’à saturation et nausée, l’économie symbolique de cet ensemble de Petits Bourgeois Planétaires aux habitus sur-conditionnés que représente, depuis les Trente Glorieuses, la classe moyenne : le goût raffiné de masse, les engouements personnalisés universellement partagés, le kitsch involontaire, une pathétique propension à un destin d’exception… Les travaux récents de Robert F. Hammerstiel consacrés à l’enfance, après d’autres qui ont marqué (Alles in bester Ordnung, sur la vie de famille et les codes de la félicité privée ; Private Stories, sur l’imaginaire des couples petits-bourgeois…confrontés à la faillite de tous les désirs) constituent sans conteste un réel approfondissement de l’œuvre. Ils ouvrent cette dernière à une humanisation radicale où il ne s’agit plus de se frotter au vernis mais d’entrer dans le vif du sujet, en plongeant derrière l’écran de la comédie humaine. Le signe de la maturité artistique.