Le Conseil du Léman, instance de collaboration transfrontalière franco-suisse formée par les Cantons de Genève, du Valais et de Vaud, ainsi que les Départements de l’Ain et de la Haute-Savoie, a décidé de produire une enquête photographique de terrain sur le fait frontalier dans le Bassin lémanique. Flux est une exposition itinérante de photographies et de textes issus de ce travail de commande passé à cinq photographes suisses et français, chargés de faire ressortir le quotidien des frontaliers et des habitants vivant près de la frontière.
Ce projet souligne la mobilité et la réalité d’une région qui vit, par-delà la frontière, un destin commun. Il interroge sur la notion de région et souhaite susciter le débat le plus large possible. L’exposition sera présentée simultanément dans des communes suisses et françaises des cantons et départements qui forment le Conseil du Léman.
Pascal Broulis, Président du Gouvernement vaudois et Président du Conseil du Léman
L’exposition Flux rassemble en cinq «galeries», installées face au paysage, les travaux des photographes qui ont reçu carte blanche pour représenter, au cours de l’automne 2008, des hommes et des femmes au travail ou sur le chemin qui les y mène, des paysages ou encore des voies de communication, des situations et des lieux emblématiques de la région Lémanique. Ces photographies dressent une fresque sensible d’un territoire ouvert où des liens dans une multitude de domaines ne cessent de se tisser. La frontière, symbole et marque de l’espace national, se franchit banalement, sans plus d’écueil réel. Elle unit plus qu’elle ne divise. Cependant, elle reste nécessaire, voulue, admise par les Etats qui la dressent. Elle symbolise la limite d’un «chez soi» réconfortant, utile au bon fonctionnement des collectivités publiques œuvrant pour leurs citoyens.
Les textes qui dialoguent avec les images servent de contrepoint philosophique, politique ou poétique au discours des images. Ils sont le fruit d’une sélection arbitraire ou la réponse à une invitation transmise pour l’occasion. Ils soulignent combien ce qui nous différencie et nous lie est un sujet récurrent et à quel point les flux au sein d’une même région sont la garantie d’échanges riches et essentiels.
Pierre Starobinski, commissaire de l’exposition
Laurence BONVIN
Pour l’exposition Flux, Laurence Bonvin a suivi les usagers du tram 12 aux abords de la douane de Moillesulaz. Elle présente des inconnus de dos ou de trois-quart, des hommes et des femmes qui vaquent à leurs occupations entre la limite du canton et le cœur de la ville. Chaque image est un suspens entre l’anonymat, la solitude, la destination inconnue et cette situation banale que nous connaissons tous pour l’avoir expérimentée: l’usage du transport public urbain. Des cadrages rapprochés extrêmement précis caractérisent l’esthétique de ce travail, et rappellent, dans un cousinage évident, la grande tradition du détail. Le sujet de ce témoignage pourrait s’intituler Identités.
Pourquoi des Régions?
(…) Les Régions ne sont pas un problème scientifique d’abord, mais politique. Pas un problème logique, théorique, économétrique d’abord, mais un problème civique d’abord, social, psychologique, éthique avant toute chose. La question n’est pas d’étudier une réalité donnée, telle qu’elle est, mais de construire une réalité habitable, telle que des hommes seuls peuvent la faire devenir. Les Régions ne sont pas des objets à étudier mais à constituer. Elles sont potentiellement des objets de notre action, de notre volonté, et en tant que telles seulement, des objets de connaissance, comme l’a si bien montré Piaget par ses nombreuses analyses établissant que notre savoir, notre connaissance, ne proviennent ni des sens, ni de structures tombées du Ciel des Idées, mais des activités, de l’action de l’homme. Dans ce sens, on peut dire qu’il n’y aura jamais de Région, que la Région ne sera jamais une réalité pour celui qui ne veut pas la faire; ou pour celui qui n’accepterait qu’on se soucie de la faire que si on lui prouvait d’abord qu’elle existe. Celui qui nie toute valeur « scientifique » à l’action de construire, nie la source même de tout savoir, de toute connaissance réelle. On a pu se demander si la Région est un fait de Nature ou de Culture? (De géographie ou d’histoire? D’économie ou d’éthique? D’écologie ou de morale civique?) Je pense que la Région est un phénomène de Nature au sens actif du mot, qui est son sens étymologique : Natura = ce qui engendre, l’engendrante, ce qui fait naître, ce qui est à naître.
Denis de Rougemont, Ecrits sur l’Europe
Message aux régionalistes
La Région ne doit pas être imaginée comme un mini Etat-nation, qui aurait tous les inconvénients des grands, plus ceux de la petitesse physique. Il faut la concevoir, au contraire, comme la création d’une communauté SUI GENERIS, d’un milieu humain où l’on se sent heureux de vivre, de travailler et de ne rien faire, ce qui est sans doute le meilleur test d’un environnement de qualité. Plutôt que de chercher à se rendre concurrentielle, elle doit chercher à se rendre utile, et son problème n’est pas d’exploiter le voisin mais de coopérer avec lui. (…)
Denis de Rougemont, Ecrits sur l’Europe
Michel DELAUNAY
Pour l’exposition Flux, il a choisi de suivre des frontaliers sur leur lieu de travail dans des entreprises situées entre le Pays de Gex et Genève. Il a également été interpellé par l’étrange esthétique des centres commerciaux. C’est un monde surpris dans la transpiration de la tâche et dans la rugosité du quotidien qui interpelle Delaunay. La subtilité du traitement des couleurs fait de ces images des tableaux qui rappellent les peintures flamandes.
Joëlle Kuntz, Adieu à Terminus
(…) On voit bien, dans ces zones-là où les nations se touchent, l’oscillation de leurs ambitions – ou de leurs moyens. Ce sont les normes, les règles, les taxes, les coûts du travail et du sol qui concrétisent les frontières. Les populations, de part et d’autre, calculent et traversent selon leurs intérêts. Quand les décisions politiques de deux Etats voisins s’harmonisent pour faciliter les échanges, et privatisent à tout-va, la frontière n’est plus qu’une question de coûts et de prix, taxes comprises. À moins d’une crise où les valeurs à nouveau départagent, elle est à discrétion, chacun la consomme comme il veut. Un changement du cours de l’euro par rapport au franc suisse et ce sont des dizaines de maisons qui se vendent ou s’achètent de chaque côté; une baisse de l’impôt ici par rapport à là et de nouveaux destins qui se tissent par un investissement, une délocalisation, un déménagement.
Joëlle Kuntz, Adieu à Terminus
Voisinage, le « nous » et « les autres »
(…) La frontière met en scène le couple « nous » et « les autres », constitutif de l’expérience humaine. Ce qui change, c’est le contenu du « nous »: un peuple, plusieurs ensemble, associés librement ou sous la contrainte, cela dépend. La ligne de démarcation ne veut rien dire, c’est de la cartographie, du tracé vide de sens, mais comme représentation d’un partage, elle sert de référence aux voisins et à tous ceux qui cherchent à affirmer une identité.
Joëlle Kuntz, Adieu à Terminus