Espace Contretype 1, avenue de la Jonction 1060 Bruxelles Belgique
JLG: Pourquoi avoir choisi le titre «Les choses simples»?
FG: Ça vient du fait que depuis l’âge de 10-12 ans, mes parents me répètent toujours «Fais des choses simples», le côté paysan condrusien de faire les choses très simplement, et après le fait que j’adore le jazz, l’album «My Favorite Things» de Coltrane. Comme je ne connais pas un mot d’anglais, je me demandais ce que ça voulait dire parce que c’était tellement merveilleux, et je me suis dit que c’étaient mes idées favorites, et que c’était ce que je voulais faire en photo, parce que je sortais des études, je n’avais pas envie de faire du documentaire bien précis, et j’avais cette boîte à choses simples, des images où je ne me prends pas trop la tête. Et de nouveau, en référence à l’album de Coltrane, ce qui était extraordinaire c’est qu’il a une espèce de phrasé qui revient de manière incessante, où il bifurque quand il veut et il y a une espèce de liberté que je trouve extraordinaire, et je me suis dit que c’était ce que je voulais faire en photo. Un travail où il y a une certaine ligne, mais sans prise de tête et où on sent la liberté non-stop et le plaisir de faire des images.
JLG: Qu’est-ce qui a déterminé ton choix de la photographie, tu aurais pu faire du jazz?
FG: Oui, mais le problème c’est qu’on ne m’a pas inscrit… Non, au début, c’était le théâtre, beaucoup de théâtre et la musique, c’est arrivé très tôt avec Ferré. Et en fait, la photographie est venue grâce Ferré, étonnamment, étant inconditionnel dès l’âge de quinze ans, à me shooter avec la musique de Ferré du soir au matin et je suis tombé sur un bouquin de Grooteclaes. J’ai vu une interview de ce gars, avec un accent liégeois épouvantable et de grandes moustaches et je trouvais ce que faisait ce gars, pote de Ferré, qui ressemblait presque à un looser, c’était vraiment ce que je voulais faire, me promener comme ça sans me prendre la tête. Puis, évidemment, je me suis mis à regarder les images.
Donc Grooteclaes, c’est le premier pied dans la photographie. Et puis, deuxième rencontre en photo, c’est Lucia Radochonska, qui était à l’IATA pour enseigner la photographie pendant deux ans - les deux ans où j’y étais. Alors que la plupart des profs avaient un truc qui tournait bien, où on nous apprenait à photographier plein de choses, à faire de la photographie de mode, etc., je me rends compte directement que là, avec Lucia, c’était différent. Je faisais beaucoup de photos de moutons, d’agneaux, parce qu’il y en avait beaucoup autour de chez moi. Je lui ai montré mes photos, et la voir s’extasier pendant un quart d’heure sur le museau d’un mouton, je trouvais ça génial, et du coup j’ai commencé à m’intéresser à ses photos. Puis elle connaissait bien Grooteclaes, donc il y avait toujours la même continuité, puis il y avait Vanesch qui était un fan de Ferré, donc j’avais l’impression qu’il y avait un truc qui se mettait en place tout doucement. Voilà comment je suis arrivé à la photographie.
Puis, en sortant de rhéto en photo, je n’avais justement pas envie de faire de la photo parce que pour moi, gagner sa vie en faisant de la photo et ça me semblait particulièrement chiant, parce que mettre ses mains dans des produits dégueulasses ou travailler dans des studios où il faisait crevant de chaud, ça ne m’intéressait pas particulièrement. Donc c’est pour ça que je suis parti pendant un an me promener en Amérique du Sud, en me disant qu’on verrait bien après. Puis, retour en Belgique et volonté de faire du théâtre ou du cinéma, donc j’ai fait un an à l’IAD et j’ai arrêté au bout de trois mois. Puis à Bruxelles, j’ai essayé l’INSAS en mise en scène, donc toujours le théâtre, mais déjà gonflé par le milieu du théâtre; je trouvais ça très fatigant.
Donc retour à la photo, au 75, où là ça va comme un charme.
Mais c’est surtout après le 75. Donc première exposition à Contretype (1) qui me conforte dans l’idée que je peux quand même vivre comme j’ai envie sans me prendre la tête et que les photos que je fais à côté peuvent intéresser des gens, donc c’est assez chouette. L’idée de vivre de la photographie, ça fait longtemps que je l’ai exclue, je ne poursuis pas du tout ce but, parce que je me verrais mal faire des choses qui ne m’intéresseraient pas. Et les choses simples, pour y revenir, c’est ça; quand je vois que les gens s’intéressent à ces choses-là. Si je pouvais faire ça toute ma vie…
JLG: Et tu as d’autres images qui ne sont pas dans ce recueil «Les choses simples». Comment as-tu fait ton choix? Ça court sur quelle période et quel est le fil? Parce que tu fais d’autres photos qui sont aussi des choses simples et qui ne sont pas dans le livre mais qui vont peut-être être publiées ou utilisées dans d’autres projets, donc tu devais quand même avoir un fil conducteur pour ce livre et cette exposition?
FG: Oui, je crois qu’il y aura déjà une différence certaine entre ce qui est dans le livre et ce qui sera dans l’expo. Dans les expos - j’en ai déjà fait quelques-unes -, tu vois les espaces et le lieu, et tu joues avec. Dans un livre, tu les cadenasses inévitablement un peu dans un objet et je me rends compte que c’était un peu casse-gueule, c’est pas comme si j’avais fait un documentaire sur une ville de Chine où, de manière anthropologique, je te montrerais tout le cheminement. Ici, j’imaginais pouvoir faire comme pour un morceau de jazz, donc première intro, puis on laisse un peu couler, puis on rebondit… Dans le bouquin, je voulais que ça coule, tout en étant sinueux et qu’on se promène. Donc quand je vois le bouquin, je me dis que j’aurais pu mettre 25 images en moins, et en même temps, je me dis que ce n’est pas trop grave, c’est un parcours, on se promène…
JLG: C’est un peu comme si tu faisais une impro en jazz et qu’en réécoutant la bande, tu te disais qu’il y a 25 notes en trop mais que ça ne dérange pas. Elles étaient peut-être nécessaires aussi pour amener le reste.
FG: Oui, il y a un peu de ça. Ce qui est étonnant, c’est qu’ici, il y a environ 80 images, mais que j’en avais facilement le double qui auraient pu être dans le livre. Mais il y a des images dont je me passerais bien, et il y a des images qui me sont super chères et qui sont restées dans le tiroir… À un moment, on a beaucoup réfléchi sur la manière de faire le livre, quelles images utiliser, et tout le monde s’est mis à chercher du sens là où je n’avais pas particulièrement envie d’en mettre. Et comme pour l’impro, à un moment, tu ne sais pas vraiment où tu vas et puis tu arrêtes le morceau parce qu’il le faut.
JLG: Et quand tu fais de la photo, quel est le processus? Dans quelles circonstances? Tu te dis qu’aujourd’hui tu veux faire de la photo et tu sors de chez toi, ou tu as toujours un appareil photo sur toi et tu le sors au gré de ton humeur et tu photographies ta vie? Tu te mets en condition de travail ou tu es tout le temps en condition de travail spontané?
FG: C’est vraiment la deuxième solution. Je viens de photographier tes lampes, je ne sais pas à quoi ça va servir et je m’en fous. L’important c’est que je les aie vues, que ça m’ait fait plaisir. Il y a pas mal de photographes qui sont des carnivores de l’image, qui saisissent tout et qui accumulent.
Je n’accumule pas tellement. J’aime bien que la photographie reste vraiment un plaisir. Quand tu vois le travail rassemblé dans un livre, c’est génial, mais c’est un peu étonnant par rapport à la prise de vues où c’est vraiment une promenade tout le temps.
Parfois il y a des sujets plus précis, par exemple le travail que je suis en train de faire sur le Condroz, qui mélange un côté passéiste et un côté bucolique auquel j’ai envie d’échapper, je n’ai pas envie de faire un truc à la Depardon, qui montre que tout disparaît, donc là je réfléchis à ce que je fais et il y a une volonté de montrer, un peu comme dans le travail de Brohez, qui montre ses champignons qui reviennent très souvent, l’image un peu bucolique du Condroz, et après, il montre quelques petites touches gracieuses comme la petite gosse avec ses bottes vertes, mais à un moment, il prend quand même position et il photographie une saloperie de maison en briques rouges qui vient s’implanter au milieu de n’importe quoi; à un moment, il y a une photographie où tu te dis qu’il aurait quand même pu descendre de la bagnole parce que la vitre n’est même pas complètement baissée… Lui, il mène une réflexion par rapport à sa région. Moi tout doucement, je suis déjà presque en train de répertorier en me disant qu’il faudra tel ou tel type de gens, et je sais que ce sera plus facile si je vais chez un vieux le photographier avec ses casseroles en étain, j’aurai mon image, mais ce genre de photographie ne n’intéresse pas beaucoup…
JLG: Mais donc, parallèlement à ce livre et travail que tu vas présenter, tu t’imposes des contraintes plus documentaires et plus professionnelles (du type faire un travail sur le Condroz ou un voyage en Afrique), tout en gardant la poésie et ta liberté. Tandis qu’ici, on pourrait dire que c’est un peu un livre de poésie, une compilation; il n’y a pas un sujet, une façon unique de photographier.
FG: Le seul truc qui fait l’unité de ce travail en général, parce qu’il ne s’arrête pas, c’est un sentiment même à la prise de vues, que cette image-là pourra appartenir à la série. Je ne sais pas ce qu’elle va donner, il faut que je la développe et que je la regarde sur la planche-contact, mais au moment de la prise de vues, je sais que je ne suis pas oppressé par un sujet ténu qu’il faut absolument respecter scrupuleusement. Parce que quand tu travailles en Afrique, tu ne fais pas n’importe quoi n’importe quand, tu ne vas pas juste chercher les images. Quand je fais «Les choses simples», je vais juste chercher les images et il y a à chaque fois un sentiment profond de liberté, un peu anar, le moment du déclenchement est bien présent; c’est pour moi, je n’ai pas à le justifier. Après on aime ou on n’aime pas, on en fait ce qu’on veut; il n’y a rien de revendicatif.
C’est ce qui fait l’unité des choses simples, et c’est d’ailleurs pour ça que ça s’appelle «les choses simples». Et c’est étonnant de voir comme tout le monde trouve ça suspect que ça s’appelle «les choses simples». Pour moi, il n’y a rien de suspect…
JLG: C’est-à-dire qu’il faut trouver l’argument théorique du travail, donc on cherche à y inscrire un sens. Moi, je crois qu’il faut découvrir le sens plutôt que de vouloir l’inscrire, et puis voilà, les choses sont ce qu’elles sont.
FG: C’est vrai que je ne cache pas qu’il y ait quand même une volonté poétique derrière le travail, sans pour autant revendiquer d’être poète des deux mains, mais j’ai une telle horreur et une telle peur qu’au nom de la psychologie… – pour moi, la psychologie, c’est l’aliénation de la poésie –, que je crois que c’est aussi en rejet par rapport à tout ça, quand je vois les textes… parfois ça se justifie, parce qu’il y a un propos, un document à expliquer, mais souvent, il faut avoir lu Freud trois fois en allemand avant de comprendre ce qu’il veut dire dans son texte, et je ne vois pas tellement l’intérêt. Parce qu’on est quand même dans la photographie, c’est quand même un langage visuel, et je trouve que de plus en plus, on est en train de confondre les deux trucs, on demande à un gars de maîtriser le langage visuel et le langage d’expression écrite et de pouvoir les confronter, l’un devant justifier l’autre. Je ne le crois pas. Ou c’est peut-être aussi parce que je suis complètement fou, un total amoureux de la photographie, et que ça me suffit largement, alors les justifications…
Interview de François Goffin par Jean-Louis Godefroid, juillet 2009