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Denise Colomb a réalisé deux grands reportages en Martinique, en Guadeloupe et en Haïti, en 1948 et 1958. Le premier voyage a été initié par Aimé Césaire, qui l’invita à se joindre aux commémorations du centenaire de l’abolition de l’esclavage dans les Antilles françaises (1848-1948). Elle y est retournée dix ans plus tard, avec une commande de la Compagnie générale transatlantique et durant ce second séjour, a photographié en couleur et en noir et blanc.
Ces deux reportages constituent l’ensemble thématique le plus important dans le fonds Denise Colomb — plus de 9 000 négatifs —, en dehors de son travail consacré aux portraits d’artistes. Ces deux dates (1948-1958) encadrent symboliquement la grande période d’activité de Denise Colomb, pendant laquelle elle exprime le mieux sa vision humaniste. Aux Antilles, elle a photographié la vie quotidienne (école, marché, habitat, bar), la vie économique (commerce portuaire, pêche, culture de la canne à sucre, plantations), et les us et coutumes (jeux de rue, danse, carnaval, baptême).
Constituée pour l’essentiel de tirages d’époque — prêtés par la Médiathèque du patrimoine qui conserve la Donation Denise Colomb et par la Bibliothèque nationale de France —, l’exposition regroupe environ 130 photographies encadrées. La plupart d’entre elles n’ont pas été montrées au public depuis 1949, date de la première exposition de Denise Colomb à la galerie Le Minotaure, à Paris. L’exposition présente, sous vitrines, divers documents originaux (livres, magazines, correspondances et notes personnelles) et permet de découvrir une projection de photographies en couleur prises en 1958.
Noël Bourcier a été chargé de l’accueil de la donation Denise Colomb faite à l’État français le 18 novembre 1991. Il en a été le directeur artistique jusqu’en 2003. À ce titre, il avait commencé une sélection de photographies avec Denise Colomb et rassemblé ses écrits de voyages (notes ethnographiques et réflexions) ainsi que des articles de presse. Malheureusement, ce projet d'exposition et de livre n'a pu voir le jour du vivant de Denise Colomb, disparue le 1er janvier 2004 à l'âge de 101 ans.
L'EXPOSITION
Quand elle arrive à Fort-de-France, Denise Colomb (1902-2004) est loin d’être une photographe aguerrie. Aux centaines de photographies réalisées en Indochine s’ajoutent quelques portraits dont celui, mémorable, d’Antonin Artaud. L’année 1948 marque véritablement le début de sa carrière de photographe qui se déroulera à l’ombre des grands artistes de son temps : Picasso, Giacometti, De Staël, Chagall, Miró, Ernst, Calder...
Pour la Guadeloupe et la Martinique, l’année 1948 correspond à l’application de la loi de départementalisation mettant fin à l’ère coloniale. Aux Antilles, Denise Colomb découvre un "climat enchanteur, une douceur de vivre et des plages bordées de cocotiers" mais également la misère et les préjugés raciaux. Sur le terrain, elle mesure l’écart entre la légende et la réalité ; une histoire douloureuse et obsédante qui fait dire à Aimé Césaire qu’il s’accommode d’un "paradis absurdement raté".
La tentation ethnographique
En 1948, sur la recommandation d’Aimé Césaire, Denise Colomb se joint à Michel Leiris pour une mission aux Antilles. Mais la collaboration avec ce célèbre ethnographe s’avère vite impossible. Denise Colomb réalise son premier reportage en toute liberté. Par sa façon subtile de guetter un regard, de saisir un mouvement, l’approche relationnelle de Denise Colomb s’écarte du document ethnographique. La Martinique et la Guadeloupe, qu’elle a photographiées, sont celles de l’espoir de la reconstruction qui passe par la départementalisation votée en 1946. Denise Colomb décrit la réalité sociale, les us et coutumes et les paysages façonnés par l’économie basée sur la monoculture de la canne à sucre ou de la banane.
L’approche humaniste
"Que venez-vous au juste chercher aux Antilles ? se demande-t-elle. Ce n’est pas un passé d’art ni les vestiges d’une civilisation morte. Espérez-vous trouver un pays de Cocagne trop souvent décrit avec fadeur et légèreté ? Pays ravissant de jolies doudous, climat enchanteur, douceur de vivre, chants et danse, farniente, plages bordées de cocotiers… Tous ces clichés, certes, ont leur part de vérité. Les plages des îles au vent sont parfois bordées de cocotiers. Les filles sont jolies, pas toutes. On y chante et on y danse, mais la misère est là."
Photographiant exclusivement les classes populaires constituées de créoles noirs et de sangs mêlés, Denise Colomb se garde bien de mettre en scène les clivages sociaux ou raciaux. Elle observe comment la vie s’organise malgré la précarité : cases sans fondations faites de planches de bois et de tôles, intérieurs sans eau courante ni sanitaire, linge lavé dans la rivière. Il n’y a guère que les marchés de Pointe-à-Pitre et de Fort-de-France qui offrent une abondance de produits régionaux.
Roland Barthes, à propos de l’exposition "Family of Man", ne manquera pas de critiquer le tableau empli de "bons sentiments" dressé par la photographie humaniste. En mettant le voile de l’empathie là où les intellectuels et écrivains antillais ont crié leur révolte, les photographies de Denise Colomb peuvent dès lors paraître édulcorées. Mais en choisissant de montrer plutôt que de dénoncer, elle assume l’optimisme de son époque. En ce sens, Denise Colomb s’inscrit dans la tradition française du réalisme poétique aux côtés de Robert Doisneau, Édouard Boubat, Izis ou Willy Ronis.
Les réticulations
Les réticulations de 1948 résultent d’un accident lors du développement d’une pellicule. Un écart important de température du bain de rinçage fait craqueler irrémédiablement la gélatine : un réseau aléatoire se forme sur toute la surface de la bande négative. Denise Colomb, décide de tirer quelques images, juste pour voir. L’œil du spectateur alterne dès lors entre la scène représentée et la surface du matériau photographique. Pour la photographe, les réticulations relèvent aussi bien d’une récréation que d’une recréation. Ainsi, ce qui pourrait apparaître comme un pur effet de style confine irrésistiblement à l’interprétation symbolique. Comment ne pas voir dans cette série d’images réticulées l’incarnation d’un pays en proie aux doutes face à l’avenir comme aux douleurs du passé ?
L’exotisme et le surréalisme : la nature prodigue
Chez Denise Colomb, les paysages naturels de mangrove, les bords de rivières, les mornes ou les forêts sèches et humides côtoient les cultures introduites par l’homme. Les pluies abondantes du climat tropical associées à la chaleur produisent une végétation dense et variée : cocotiers, vanillons, hibiscus, palétuvier, bois-rouge… La photographe souligne dans ses écrits la beauté sauvage de la nature qui dessine des paysages surréalistes : "les bambous géants au panache doré, le feuillage sombre de l’arbre à pain, le palmier royal grimpé par des orchidées jusqu’au faîte, l’éventail des fougères arborescentes entremêlées de lianes et les feux follets de la nuit, le fromager au tronc creux et blanc héberge désormais une merveilleuse guiablesse et la mer si proche…" Cet émerveillement face à la variété et la profusion de la végétation tropicale, Denise Colomb la partage avec André Breton pour qui "les paysages surréalistes trouvent leur résolution dans ces pays où la nature n'a été en rien maîtrisée."
La diversité écologique plaide pour le rappel de l’Éden primitif alors que les monocultures de la canne et de la banane illustrent des siècles de soumission au pouvoir colonial. Ainsi se dessine en creux une conscience historique et politique face à un pays déchiré : "Comment pouvait être le pays avant l’organisation coloniale en grand ?" se demande-t-elle. "Ces merveilleux bananiers qui, éclairés par le soleil de midi, brillent comme le métal. Ces immenses étendues de canne, mouvantes comme la mer n’existaient pas avant la Révolution, ni, paraît-il, l’arbre à pain avec son feuillage sombre et très découpé, ni le manguier. J’ai bien vu quelques plantations de maniocs ou d’ignames, mais cet envahissement du paysage par la banane et la canne me donnait une sorte d’angoisse, la sensation d’une main mise fatale sur le pays."
L’illustration et la couleur
Placée sous le signe du tourisme et de l’invitation au voyage, la seconde commande de 1958 a pour objet l’illustration des brochures promotionnelles de la Compagnie générale transatlantique. Denise Colomb se plie à l’exercice en adoptant la couleur qu’elle utilise simultanément avec le noir et blanc. Elle fuit toutefois le pittoresque avec constance. "Vous devez tout oublier, vous rendre disponible, réceptif, vide même afin de ne recevoir que des impressions authentiques" proclame-t-elle.
Les photographies de 1958 s’inscrivent dans la continuité de celles réalisées dix ans plus tôt. On y retrouve les mêmes sujets et la même sensibilité. En marge par rapport à la photographie véhiculée par des agences d’auteurs, comme Rapho, les photographies en couleurs seront très peu diffusées. Présentées en diaporama dans l’exposition, elles dévoilent un réalisme délicat comme alternative au noir et blanc.
LA DONATION DENISE COLOMB
Le 18 novembre 1991, Denise Colomb a fait don à l’État français de 52 000 négatifs et plusieurs milliers de tirages originaux. Le fonds sur les Antilles est composé de 9 100 prises de vue : 7 600 négatifs 24x36mm, 1 000 négatifs 6x6 cm, 500 diapositives en couleurs. La donation Denise Colomb est conservée par la Médiathèque du patrimoine (Département de la photographie) et diffusée par la Réunion des musées nationaux.