« Je suis le chien Pitié » procède d’une rencontre et des affinités sélectives et secrètes que chaque créateur entretient avec un mode d’expression qui lui est radicalement autre.
L’écrivain Laurent Gaudé et le photographe Oan Kim ont longtemps apprécié et respecté leurs oeuvres respectives. Cette estime mutuelle et silencieuse a progressivement ouvert l’espace d’une confrontation et d’un dialogue autour des “écritures” : celle du signe de la lettre et celle de la trace des sels argentiques. Approfondissant la réflexion et l’échange, le photographe et l’écrivain conviennent de tenter l’aventure d’une création duelle. On sait la difficulté du genre. La dyade formée par la complémentarité texte-image est généralement un écueil ; le texte peine à commenter l’image quand l’image souffre de l’illustrer.
Conscient de cette difficulté, Laurent Gaudé et Oan Kim imaginent un récit grave où la confrontation des photographies et du texte donnerait lieu à une lecture et à une vision qui ne procéderaient pas seulement de leurs ressorts propres mais qui ouvriraient l’hypothèse d’un imaginaire ambivalent.
Le livre « Je suis le chien Pitié » atteste de la réussite de ce défi. Dans une ville dévastée où l’ordre et la lumière semblent s’abolir, des êtres fantomatiques vaquent à d’incertaines activités dans des décors de fin d’un monde. Un homme peut-être un survivant encore doué de raison parcourt solitairement des rues en friche, des espaces urbains dépeuplés et comme souillés, s’interrogeant sur la disparition et l’abandon apparents de tout et de tous. Cette errance hallucinée va pourtant révéler petit à petit au marcheur des “formes” cachées, enfouies, presque invisibles à l’oeil pressé, qui s’avéreront être les présences et stigmates singuliers et tragiques d’une population oubliée. Laissant libre cours à sa douleur et à sa révolte, l’homme – mais s’agit-il encore d’un homme ? – s’adresse alors à Dieu pour lui signifier violemment le constat de son incommensurable absence.
Rapportant ainsi l’histoire du livre, ne se dévoile que le dit du récit. Il faut toute la beauté formelle des photographies d’Oan Kim pour pénétrer dans l’autre monde qui s’ouvre en évidence dans la vision/lecture de l’ouvrage. Construites avec la matière unique du noir, du gris et du blanc, les épreuves du photographe parviennent par la seule force de leur composition à créer des univers d’une rare densité et originalité. La ville d’Oan Kim est une cité contemporaine inconnue de nous qu’éclairent des soleils monochromes et que maculent des ombres d’encre. La pluie, l’urine, le déchet, le graffiti deviennent, sous son objectif, les acteurs d’une scène souterraine qui nous corrodent et nous détruisent à notre total insu.
Dans l’entretien avec la journaliste et critique Magali Jauffret qui conclut l’ouvrage, Laurent Gaudé évoque ses relations et sa proximité avec la photographie. Il précise notamment : “Le mariage texte/photographie ne va pas de soi. Il faut parvenir à les mettre en présence sans qu’aucun des deux ne perde de sa force évocatrice, sans qu’aucun des deux ne s’aliène à l’autre. Ils doivent vivre à égalité, en s’éclairant de mille feux réciproques, comme dit Mallarmé.” Il note aussi : “La photographie et le roman (contrairement au textuel et au visuel) ne sont pas là pour servir le monde, mais pour le trouer et le surprendre.”
C’est bien la surprise qui s’installe dans nos habitudes de lecteur et de regardeur quand,« Je suis le chien Pitié » refermé, on ne sait définir avec exactitude l’origine de l’émotion et du trouble qui, gravement, nous étreignent.