Le pavillon Carré de Baudouin 119-121, rue de Ménilmontant 75020 Paris France
En juin 1993, je suis allé en Algérie pour la première fois pour y effectuer un reportage photographique sur Alger.
Seulement, ce premier voyage en Algérie résonnait en moi d’une façon toute particulière.
C’était la première fois que je foulais la terre où était né mon père et dont je ne savais rien jusque-là.
En effet, mon père est algérien et ma mère est française mais mon origine algérienne m’a toujours été tue jusqu’il y a dix ans, je n’avais jamais rencontré ma famille paternelle dont je ne savais rien. Je ne connaissais que le lieu de naissance de mon père, rapidement lu sur le livret de famille, mais cela suffira pour les retrouver, un jour de mai 1993, dans un petit village de la région de Sétif, où une rangée de femmes en pleurs m’accueillit par une volée de youyous !
Mais cette première prise de contact - malgré l’émotion des retrouvailles - s’est faite dans des conditions difficiles car liées à l’actualité de ce pays : prêches de Madani de Belhadj à la mosquée dite des Afghans à Belcourt, attentats et assassinats perpétrés sur tout ressortissant étranger, climat de suspicion et d’insécurité, «ninjas» sillonnant les rues d’Alger...
C’est donc tout naturellement qu’à la quête d’identité s’est ajouté le regard documentaire posé sur l’Algérie que je découvrais alors et commençais à photographier.
Lors du second voyage, j’ai réussi à convaincre mon père de retourner voir sa famille qu’il avait quittée quarante-cinq ans auparavant sans jamais leur donner signe de vie depuis.
Ces retrouvailles furent pour moi l’occasion de faire connaissance avec une réalité qui était moins manichéenne que celle présentée par les médias.
Je décidai alors de retourner régulièrement en Algérie et cela malgré le fait que l’Algérie soit l’un des pays les plus difficiles à approcher de nos jours.
En effet, il était évident pour moi que je devais travailler sur le pays où est né mon père, où vit ma famille paternelle qui m’a si chaleureusement accueilli et ouvert son coeur ; pays de mes origines où s’enracine toujours déjà mon futur.
Ainsi au fil du temps et de mes différents voyages un récit s’est progressivement construit mêlant narration et documentation ; un récit en images qui tente d’approcher une réalité fort complexe. Mais plus cette réalité est complexe, plus la diffraction des points de vue est intéressante.
Ainsi l’autobiographique se mêle à l’écriture d’un journal photographique, sorte de carnet de bord où s’impriment mes impressions, sensations, pensées du moment ; et à une documentation sur la condition de vie des Algériens (la condition des femmes, la situation des jeunes, les réalités urbaines et rurales...) que je rencontre là-bas tout au long de mes journées, de mes errances quotidiennes en quête de vérité.
Ce travail qui s’élabore petit à petit, chaque voyage étant une pierre participant à l’élaboration de l’édifice final pourtant forcément fragmentaire, récit qui se construit peu à peu et où le photographe se laisse gouverner par la «réalité», par la présence de ce qui est là et qui exige d’être montré - «montrer» ne pouvant être qu’une façon de raconter -, que cette réalité soit d’ordre documentaire ou d’ordre autobiographique.
Bruno Boudjelal
Il ne s’agit ni de montrer, ni de démontrer. Ni de décrire, ni de prouver quoi
que ce soit, ni de simplifier une situation complexe, ni de faire semblant de comprendre tout et d’en rapporter des images exemplaires. Il s’agit, d’abord, de photographier, dans un des pays où l’exercice de l’image est le plus difficile qui soit, à la limite de l’impossible.
Mais il s’agit, peut-être et surtout, de dire, simplement, avec évidence et modestie, comment une histoire personnelle croise l’Histoire avec un grand H. Comment un destin ordinaire, une pratique identitaire, une réflexion sur la photographie tissent, au-delà des anecdotes factuelles, la nécessité de réaliser des images en Algérie.
Algérie, trou noir et mauvaise conscience française, Algérie des massacres, des disparus, des politiques tortueuses et des civils victimisés. Algérie, aussi, qui est, pour Bruno Boudjelal, le pays des origines, connu tard dans sa vie, lorsque son père est retourné sur sa terre.
Depuis cinq ans se croisent la nécessité de savoir qui il est et l’impérieuse nécessité de témoigner, fût-ce par des images volées, d’une situation qui met en danger tout et chacun.
Témoigner ne signifie pas enregistrer la litanie des malheurs, Mais dire avec sensibilité, en noir et blanc et de plus en plus en couleurs comment un individu peut se situer dans une tourmente qui met en cause l’identité qu’il tente de tisser de part et d’autre de la Méditerranée.
Des impressions, des séries d’impressions, de rues désertes en cafés clandestins, de lieux de massacres passés en quotidien des femmes aujourd’hui nous proposent avant tout de nous questionner sur le pourquoi d’une horreur aussi proche, sur la volonté de vivre d’une jeunesse ballottée entre désespoir et combines.
Dire « je », relativiser le point de vue et assumer sa singularité, affirmer que l’on se trouve confronté à une tourmente qui, bien au-delà des faits interroge la nature profonde de chacun est, certainement, la dimension la plus exemplaire du « témoignage engagé ». Sans pathos, sans appel aux bonnes et mauvaises consciences, savoir dire : « J’ai vu cela, je vous le montre », évoquer plutôt que décrire, reconnaître que l’on est inscrit, malgré soi, dans une histoire qui dépasse l’individu, voilà ce qui fait certainement aujourd’hui la grandeur d’un témoignage qui cherche davantage à poser des questions qu’à donner des leçons. En cela, Bruno Boudjelal est évidemment exemplaire.
Christian Caujolle
journaliste, critique photo, co-fondateur de l’Agence VU’