Salvador Dali (Salvador Felipe Jacinto Dali) est né le 11 mai 1904 à Figueras, petite ville de la province catalane de Gérone située dans le nord de l'Espagne.
Lors de ses prises de position publiques, Dalí érige le dispositif photographique au rang de modèle de pensée. Dans le cadre du surréalisme, en passant d’une esthétique qui s’inspire de la vision documentaire de l’homme de science à l’activité «paranoïaque-critique» qui fait appel à la vision interprétative du paranoïaque, il réemploie l’imaginaire photographique. L’article questionne les lectures qui ont conduit Dalí à placer une maladie mentale au cœur de sa méthode créative et met en lumière une source ignorée par la critique: les théories psychologiques de Gabriel Dromard. L’article se focalise ensuite sur le double rôle joué par l’imaginaire photographique dans la mise en place de l’activité «paranoïaque-critique». Premièrement, Dalí réinvente le modèle photographique pour s’approprier de manière originale les vues de Dromard et expliciter les spécificités de sa nouvelle méthode. Deuxièmement, il s’en sert de façon étonnante pour créer des œuvres: le dispositif photographique devenant, au niveau pictural, une machine à visualiser les fantasmes et, au niveau littéraire, une machine à raconter des histoires.
C’est en faisant appel à un regard instinctif, fertilisé par une pensée automatique, que Dalí se propose de produire des images inédites du monde. Ainsi, en 1927, au moment où il revendique une place dans l’avant-garde catalane et élabore une vision esthétique proche de L’Esprit nouveau1, l’artiste n’hésite pas à se situer du côté d’un « art de conception » qui, tout en s’appuyant sur les sensations, relève tout d’abord d’une construction de l’esprit2. Or, pour élaborer et promouvoir un processus créatif qui accorde une supériorité absolue à la pensée automatique, Dalí ne cesse de se référer à l’automatisme du dispositif photographique.
3 Cf. Olivier Lugon, La Photographie en Allemagne. Anthologie de textes (1919-1939), Nîmes, J. Chambo (...)
4 Sur les multiples sources de Dalí en matière de photographie, cf. Astrid Ruffa, Dalí et le dynamism (...)
5 Cf.le montage photographique “Le phénomène de l’extase”(1933) ou l’article “Psychologie non euclidi (...)
6 Cf. les “Sculptures involontaires” de Brassaï et de Dalí (1933).
7 La collection de Dalí, conservée à la fondation Gala-Salvador Dalí, compte plus de 1 200 cartes pos (...)
2À l’affût de nouveautés dans une Espagne où l’information circule aisément, Dalí participe de l’engouement de toute une génération pour une pratique à laquelle une nouvelle légitimité est conférée durant les années 1920 3. Ses centres d’intérêt sont multiples et dépassent le domaine de l’art : toute photographie qui permet de découvrir la réalité sous un angle inédit suscite sa curiosité. D’une part, la Nouvelle Vision et surtout la Nouvelle Objectivité, deux mouvements modernistes allemands qui accordent une portée esthétique mais aussi cognitive au médium, lui sont familiers, comme l’attestent ses publications en catalan4. D’autre part, s’inscrivant dans la lignée des deux courants allemands mais partageant aussi l’enthousiasme des milieux d’avant-garde espagnols pour tout ce qui relève du “documentaire”, Dalí se tourne vers l’imagerie scientifique, comme la macrophotographie, la microphotographie, la radiographie et les herbiers photographiques : permettant de voir ce que l’œil ne perçoit pas, ces photographies révèlent un monde nouveau. La participation officielle de Dalí aux activités du groupe surréaliste parisien dès 1929 ne fait que renforcer l’intérêt de l’artiste pour la pratique. La photographie devient un matériau pour produire des œuvres5. Des collaborations avec des photographes s’esquissent6 et, surtout, un autre type de photographie est pris en compte. Comme ses amis Breton et éluard, Dalí devient un grand collectionneur de cartes postales, d’images anonymes considérées comme l’expression du subconscient populaire et comme une source d’inspiration extrêmement féconde7.
8 André Breton, “Les pas perdus”, inŒuvres complètes, vol. I, Paris, Gallimard, 1988, p. 146. à propo (...)
3À l’attention accordée à l’image photographique en tant qu’œuvre douée d’une dimension esthétique et cognitive, vient s’ajouter l’intérêt de Dalí pour le dispositif photographique en tant que modèle de pensée. Freud, déjà, envisage le fonctionnement de l’appareil comme un analogon de la créativité du subconscient ; Breton a recours au médium dès 1924 pour penser l’image surréaliste et son processus de production8. Quant à Dalí, il s’y réfère de façon variée et originale. Au fil des années, le dispositif photographique modélisera des regards instinctifs de nature différente, et finira par devenir, au niveau pictural, une machine à visualiser les fantasmes qui se cachent dans le monde et, au niveau littéraire, une machine à raconter des histoires.
9 Ces deux termes ne cessent d’être répétés dans les écrits de 1927-1929. Cf. S.Dalí, Oui, op. cit., (...)
10 Cf. A. Ruffa, “Dalí’s Surrealist Activities and the Model of Scientific Experimentation”, Papers of (...)
4Entre 1927 et 1929, tout en évoluant d’une esthétique machiniste à une esthétique surréaliste, Dalí conçoit un regard « documentaire » et « antiartistique9 » grâce auquel les objets sont enregistrés de manière si précise sur la page ou sur la toile qu’ils ne sont plus reconnaissables : une réalité inédite est désignée. Or, pour décrire ce type de regard, le Catalan s’intéresse essentiellement à l’automatisme de la prise de vue et mobilise le modèle de l’objectif photographique : c’est l’» œil nu du Zeiss » qui est garant d’une vision non stéréotypée de la réalité. L’artiste s’inspire surtout des modes d’observation scientifiques mobilisant la photographie, comme la macrophotographie et la microphotographie10 : le dispositif, qui extrait l’objet de son contexte d’origine et qui en permet une vision plus puissante, signale un monde inconnu.
11 S. Dalí, Oui, op. cit., p. 13-146.
12 S. Dalí, “La photographie : pure création de l’esprit”, 1935, inOui, op. cit., p. 28 et 26.
13 Jean Epstein, par exemple, met en évidence la variété infinie d’aperçus qui stimulent les sens de l (...)
14 « [Le témoignage photographique est] le processus le plus agile pour percevoir les plus délicates o (...)
5Les textes de 1927-1929 11 ne cessent de valoriser le regard automatique propre à l’objectif photographique et le mettent en scène par des descriptions qui, par leur minutie, fragmentent les objets et en déréalisent la perception. Cependant, en comparant les articles “Le témoignage photographique” (1929) et “La photographie : pure création de l’esprit” (1927), on peut mesurer le chemin parcouru par Dalí. Dans la perspective machiniste de 1927, l’automatisme de l’appareil renvoie à l’automatisme purement mécanique de l’œil : les « processus troubles du subconscient » sont rejetés au profit du « mécanisme achevé et exact12 ». Se reconnaissant dans les modèles visuels valorisés par L’Esprit Nouveau13, Dalí se réfère ici au dispositif optique des machines modernes qui multiplie les vues d’un même fait et qui affine le regard de l’homme. En revanche, dans la perspective surréaliste de 1929, l’automatisme de l’appareil est rattaché à l’automatisme passif de la pensée subconsciente qui, au moment de la vision, investit la réalité extérieure en la rendant énigmatique14.
Voir l’invisible : le regard du paranoïaque d’après Dromard et d’après Dalí
15 D. Ades et J. Vallcorba évoquent le moment de crise que Dalí vit suite à la promotion d’un « antiar (...)
16 S. Dalí, “L’âne pourri”, art. cit., p. 153.
6Entre 1929-1930, dans l’impossibilité d’aller plus loin dans l’entreprise de fragmentation des objets au moyen d’une démarche documentaire15, Dalí conçoit un nouveau type de regard instinctif en s’inspirant de la vision interprétative du paranoïaque. Il explore le « mécanisme16 » propre à cette maladie mentale, un mécanisme qui relève à ses yeux d’un trouble de la perception et qui permet de recréer la réalité d’après la logique des désirs subconscients. En particulier, pour Dalí, l’œil du paranoïaque surdétermine les formes des objets (leurs contours ou leur structure) : il rend visible le fantasme en associant systématiquement les traits de l’objet extérieur aux traits de l’objet qui obsède le subconscient. L’automatisme de la vue ne se limite donc plus à sectionner les corps et à produire des traces mystérieuses qui ruinent les significations conventionnelles ; s’il déconstruit l’objet, c’est pour immédiatement le reconstruire d’après les schèmes structurels du fantasme. Il s’agit de l’avènement de l’activité « paranoïaque-critique ».
7Certes les surréalistes, s’appuyant sur l’ouvrage Bildnerei der Geisteskranken : ein Beitrag zur Psychologie und Psychopathologie der Gestaltung (1922) de Prinzhorn, n’ont pas hésité à valoriser les maladies mentales comme source d’innovation et d’inventivité. Cependant, aucun membre du groupe n’a porté un intérêt exclusif et persistant à une psychose, en la plaçant au cœur d’une méthode créative. En réalité, ce sont les théories d’un auteur familier à l’ami et collaborateur catalan Sebastià Gasch qui ont conduit Dalí à se focaliser sur la paranoïa et à lier cette psychose à un regard interprétatif hautement productif.
17 Jacques Lacan, De la psychose paranoïaque dans ses rapports avec la personnalité, Paris, E. Le Fran (...)
18 S. Dalí, “L’âne pourri”, art. cit. La critique s’accorde pour affirmer que Lacan, au moment même où (...)
19 S. Dalí, “Nouvelles considérations générales sur le mécanisme du phénomène paranoïaque du point de (...)
8La définition de « paranoïa » que Lacan élabore dans sa thèse De la psychose paranoïaque dans ses rapports avec la personnalité17 est très proche des vues de Dalí. Tout comme l’artiste, le jeune psychiatre considère la maladie comme une modification dans la façon de percevoir le monde. La théorie lacanienne est, cependant, moins une source d’inspiration pour Dalí qu’une caution scientifique pour sa méthode. Les deux intellectuels mènent des recherches parallèles au même moment, mais leurs chemins ne se croisent vraisemblablement qu’en 1930, à la suite de la publication de “L’âne pourri18”. L’interaction s’avère en tout cas féconde. Dès 1933, Dalí cite à plusieurs reprises la thèse de Lacan publiée en 1932 pour légitimer sa propre théorie19.
20 Comme il le souligne lui-même, idem. Sur l’intérêt de Dalí pour la perception imaginative qui est à (...)
21 Hans Prinzhorn, Expressions de la folie, 1922, trad. A. Brousse et M. Weber, Paris, Gallimard, 1984 (...)
9L’ouvrage de Prinzhorn sur les productions des aliénés de 1922 a également eu une influence considérable sur Dalí20. Sur le plan conceptuel,le psychiatre allemand y propose une véritable théorie psychologique de la perception et de la création de l’image visuelle21. Il met en lumière le caractère universel et inné du processus de configuration des données perçues à partir des faits psychiques. Néanmoins, Prinzhorn élabore sa réflexion en prenant surtout en considération les productions de schizophrènes et ne mentionne que marginalement des créateurs dont la maladie s’accompagne d’un délire paranoïaque.
22 Paul Sérieux, Joseph Capgras, Les Folies raisonnantes. Le délire d’interprétation, Paris, J.-F. Alc (...)
23 À la fin du xixe siècle, Kraeplin est l’un des premiers à isoler la psychose paranoïaque. La défini (...)
10Curieusement, la conception de la paranoïa que Dalí élabore entre 1929 et 1930 ne correspond pas à la définition généralement admise à l’époque. Soit Sérieux et Capgras en France22 soit Kraeplin en Allemagne23, tout en attribuant un caractère systématique à ce type de folie, adoptent une approche « constitutionnaliste ». Ils considèrent qu’à la base de la psychose se trouve non pas un trouble perceptif mais un type de personnalité qui se manifeste par le fait de juger de manière erronée certains traits de la réalité : il y a d’abord le délire lié à une fausseté de jugement congénitale et, ensuite, le discours interprétatif régi par les mécanismes normaux de la raison. On est donc loin de l’approche phénoménologique de Dalí pour qui le délire paranoïaque relève d’un mode de perception d’emblée interprétatif.
24 Gabriel Dromard, “L’interprétation délirante. Essai de psychologie”, Journal de psychologie, 1910, (...)
11Toutefois, dans le cadre des approches constitutionnalistes de la psychose, il existe une théorie qui, bien qu’ignorée par la critique, présente des similarités frappantes avec les vues de Dalí. Il s’agit de la conception du « délire d’interprétation » que Gabriel Dromard développe dans un ensemble de trois articles publiés entre 1910 et 1911 dans le Journal de psychologie24.
25 Cf. G. Dromard et Alexandre Antheaume, Poésie et folie. Essai de psychologie et de critique, Paris, (...)
26 Sebastià Gasch, “Les obres recents de Salvador Dalí”, La Publicitat, 16 novembre 1929, cit. in Vice (...)
27 Georges Genil-Perrin, “Le mécanisme psychologique du délire d’interprétation”, in Les Paranoïaques, (...)
12Les travaux de ce psychologue, qui s’est également intéressé aux relations entre la folie, l’art et la littérature25, étaient connus dans le milieu de l’avant-garde catalane, comme l’atteste un article de 1929 de Sebastià Gasch. Y commentant les tableaux qui appartiennent à l’esthétique antiartistique de Dalí, le critique d’art cite un passage de Poésie et folie (1908) dans lequel Dromard et Anthéaume établissent une distinction entre l’activité supérieure de la pensée et l’automatisme – l’activité inférieure de la pensée qui, s’émancipant de la conscience, devient une source de créativité26. Quant à la théorie du délire d’interprétation de Dromard, elle était facile d’accès à la fin des années 1920 : dans le manuel Les Paranoïaques (1926), Genil-Perrin en propose un résumé détaillé et enthousiaste27. Il n’est dès lors pas étonnant que les propos de Dromard trouvent un écho dans “L’âne pourri” (1930) de Dalí. Les points communs sont multiples : dans les deux cas, la paranoïa est vue comme un délire d’interprétation ancré dans la réalité, comme une façon spécifique de percevoir le monde et comme un processus créatif.
28 G. Dromard, “L’interprétation délirante. Essai de psychologie”, art. cit., p. 332. Le « délire d’in (...)
29 Ibid., p. 333-334, 346, 364.
30 S. Dalí, “L’âne pourri”, art. cit., p. 154.
31 Id. Je souligne.
13Ainsi, pour Dromard, la manifestation principale de la paranoïa réside dans le « délire d’interprétation28 » qui, à la différence de l’hallucination, a une « base objective » et prend comme point de départ des données réelles et perceptibles par tout un chacun29. De même, Dalí, dans son premier article sur sa nouvelle méthode, assimile la psychose à un « délire d’interprétation30 » et souligne la différence qui existe entre le phénomène hallucinatoire et le phénomène paranoïaque, en insistant sur le support matériel et vérifiable du délire : « Aussi loin que possible des phénomènes sensoriels auxquels l’hallucination peut se considérer comme plus ou moins liée, l’activité paranoïaque se sert toujours de matériaux contrôlables et reconnaissables31. »
32 G. Dromard, “L’interprétation délirante”, art. cit., p. 346, 351, 355-359 ; G. Dromard, “Le délire (...)
33 G. Dromard, “L’interprétation délirante”, art. cit., p. 343-350, 360.
34 Ibid., p. 355.
35 Ibid., p. 355-359.
36 Ibid., p. 360-363 ; G. Dromard, “Le délire d’interprétation”, art. cit., p. 408-413.
14C’est encore chez Dromard que Dalí trouve une définition de paranoïa qui rattache pour la première fois la psychose à une anomalie de la perception. S’intéressant à la genèse de la pathologie, le psychologue relève que la fausseté congénitale du jugement est liée à une déviation de la sensibilité et de l’intelligence32. C’est la « logique affective » qui est à l’œuvre au moment de percevoir : les sensations sont sélectionnées et immédiatement associées à une image de la vie affective de nature subconsciente, et cela d’après des rapports de ressemblance33. Ainsi, les affections corrompent les perceptions élémentaires « en nous incitant à ne voir dans tout objet que les parties qui nous intéressent34 ». La logique affective opère également lors de l’élaboration de jugements. Le paranoïaque groupe automatiquement les idées favorables à ses désirs35. Or, les perceptions et les jugements affectifs constituent le mode naturel d’appréhender la réalité de tout être humain, mais, chez l’homme normal, la logique affective est corrigée après-coup par la « logique intellectuelle », une raison fondée sur l’expérience du monde qui inspecte a posteriori la pertinence des associations36.
37 S. Dalí, “L’âne pourri”, art. cit., p. 155. Je souligne.
38 Ibid., p. 156.
15Dalí reprend de manière originale l’approche de Dromard. Premièrement, il ne s’intéresse qu’aux perceptions affectives et non aux jugements affectifs du paranoïaque : « […] un individu doué de la dite faculté [la faculté paranoïaque] pourrait selon son désir voir changer successivement la forme d’un objet pris dans la réalité37 ». Il insiste d’ailleurs sur la « furie » interventionniste des images subconscientes lors de la perception visuelle d’un objet38. Deuxièmement, Dalí n’envisage pas la raison comme un correctif de l’automatisme interprétatif de la vue : chez l’homme normal (le créateur), la pensée rationnelle intervient après-coup non pas pour corriger mais pour expliciter l’interprétation du réel opérée par le regard. En toute conscience, l’artiste met donc la raison au service de la perception imaginative.
39 D’après l’hypothèse de J.-L. Gaillemin. Cf. Jean-LouisGaillemin, “El mito des ‘método paranoico-crí (...)
40 G. Dromard, Les Droits du pathologique dans la littérature et dans l’art, op. cit., p. 6.
16Enfin, Dalí, tout comme Dromard, place le processus créatif de l’artiste entre l’attitude délirante du fou et l’attitude critique du sage. Il est possible qu’initialement le qualificatif « paranoïaque-critique » ait été une formule utilisée par Breton pour instrumentaliser la méthode productive du Catalan39. Cependant, la décision de Dalí d’adopter cette expression trouve également une légitimité dans l’approche de Dromard. Dans Les Droits du pathologique dans la littérature et dans l’art, le psychologue reconnaît une double composante dans le processus créatif : le délire régi par la vie affective et porteur d’originalité ; le travail critique qui permet d’élaborer après-coup les données initiales. « Il y a à la fois, chez tout écrivain, un fou inspiré et un sage critique ; c’est le fou qui propose et le sage qui dispose40 », affirme en effet Dromard. Or, chez Dalí, la collaboration entre deux états d’esprit est inscrite dans le nom même donnée à la méthode. La faculté “paranoïaque” se conjugue à une attitude “critique” qui met en évidence après-coup la systématisation propre au regard délirant.
41 Dans sa thèse, Lacan résume brièvement la théorie psychologique de Dromard sur l’» interprétation » (...)
42 S. Dalí, “La conquête de l’irrationnel”, art. cit., p. 261.
17Les théories de Dromard constituent donc la base des réflexions de Dalí sur la paranoïa entre 1929-1930. Les travaux de Lacan, qui d’ailleurs reconnaissent l’apport du psychologue français41, légitiment la démarche de l’artiste et l’incitent à poursuivre ses recherches autour d’une pensée irrationnelle systématique. En 1935, Dalí définit alors la paranoïa comme un « délire d’association interprétative comportant une structure systématique42 ».
La figure du peintre-photographe
43 Ibid., p. 259.
44 Ibid., p. 261-262. Je souligne.
18Pour cerner le fonctionnement de l’activité « paranoïaque-critique », Dalí mobilise à nouveau la photographie. En 1935, en définissant sa méthode, il se présente comme un peintre-photographe qui produit des « photographie[s] instantanée[s] en couleur et à la main […] de l’irrationalité concrète43 », d’après trois phases du processus photographique : « L’activité critique intervient uniquement comme liquide révélateur des images, associations, cohérences et finesses systématiques, graves et déjà existantes au moment où se produit l’instantanéité délirante, et que seule pour le moment à ce degré de réalité tangible, l’activité paranoïaque-critique permet de rendre à la lumière44. » Le dispositif photographique est réinventé. Il y a d’abord la production automatique et instantanée de l’image latente. Telle l’image inscrite sur la surface sensible, l’image du fantasme perçue par l’artiste s’inscrit de manière instantanée et latente sur sa rétine : au moment de l’enregistrement automatique, les contours de l’objet extérieur sont investis par la pensée irrationnelle. S’ensuit le développement de l’image latente au moyen d’un liquide révélateur. Le travail du photographe de mise en évidence des formes cachées par l’emploi d’un liquide révélateur est mis en parallèle avec le travail conscient de l’artiste qui fait ressortir les traits propres au fantasme. Ce n’est qu’à la fin que l’image est présentée : comme la photographie, l’image du fantasme est rendue à la lumière objective.
19Par ce modèle de pensée, Dalí s’approprie donc de manière innovante les théories de Dromard et de Lacan et désigne implicitement ce qui caractérise son approche : la prise de vue instantanée d’une image qui reste latente permet au Catalan de signifier le caractère interprétatif du regard et surtout la primauté accordée à la perception visuelle ; par le renvoi au travail de “révélation” du photographe, Dalí parvient à souligner le rôle inédit qu’il confère à la raison dans l’activité « paranoïaque-critique ».
20Au-delà de l’esthétique adoptée, Dalí sera fidèle à sa méthode tout au long de sa vie et ne cessera de mettre en scène la figure d’un créateur-photographe qui produit des photographies de la pensée irrationnelle.
45 En ce qui concerne le lien entre La Vie secrète de Salvador Dalí et d’autres biographies d’artiste, (...)
46 S. Dalí, La Vie secrète de Salvador Dalí, 1942, Paris, La Table ronde, 1984, p. 240.
47 Ibid., p. 25-26
48 « Quelle chose miraculeuse que l’œil ! Le mien, je finis par le considérer comme un véritable appar (...)
21Dans La Vie secrète de Salvador Dalí (1942), un texte qui s’inscrit dans la tradition des autobiographies d’artiste45, Dalí trace, entre autres, le parcours initiatique d’un homme qui, enfant déjà, est doué d’un regard imaginatif et qui, adulte, sera en mesure de photographier les pensées irrationnelles. La production d’images esthétiques et cognitives telles que le tableau Dormeuse, cheval, lion invisibles46(fig. 3), fait suite à la production d’images intra-utérines et à l’interprétation des phosphènes47 – sorte de degré zéro de l’interprétation d’objets physiques. Le regard photographique de l’artiste constitue le point d’aboutissement de la pratique perceptive enfantine et il est décrit en fin de texte48.
49 S. Dalí, 50secrets magiques, 1948, Lausanne, Edita, 1985, p. 13-14.
50 « émerveillé comme vous l’êtes devant le voile, le mirage, le souffle de votre tableau, si vague qu (...)
22C’est à nouveau le modèle photographique que Dalí mobilise en 1948 au moment de s’ériger en « sauveur » de l’art moderne49. Dans les 50 secrets de l’art magique, le Catalan définit en effet le tableau comme le produit d’un processus photographique. L’imprimatura présente une image qui n’est visible que par celui qui l’a conçue. Couche après couche, le peintre la rend ensuite manifeste, sur le modèle d’une photographie qui se développe lentement50. Le travail manuel du peintre relève donc d’un travail de révélation d’une vision de la pensée.
Une machine à visualiser les fantasmes et à produire des histoires
23Le modèle photographique n’a pas seulement une portée explicative. Sur le plan figuratif, l’appareil photographique devient, dans les mains de Dalí, une machine à révéler les pensées irrationnelles : il produit des images doubles, des images manifestes du fantasme, des séries d’images. Chaque type de figuration s’inspire d’une phase du processus photographique.
24Les images doubles ou multiples conçues par l’artiste se fondent notamment sur la surdétermination instantanée des contours et se réfèrent surtout à l’automatisme de la prise de vue. Le titre joue le rôle de révélateur photographique en signalant quelques images cachées et en nous encourageant à en trouver d’autres. Il en est ainsi de la toile Dormeuse, cheval, lion invisibles (1930), dont l’intitulé révèle des contenus latents inscrits dans la forme représentée (fig. 3).
51 Voir la valeur attribuée à ces deux objets par Dalí dans “Rêverie”, un article qui se veut aussi un (...)
25Ou encore, Dalí insiste sur le résultat du processus photographique : il représente sur la toile l’image manifeste du fantasme et signale, au moyen du titre et d’éléments figuratifs, l’image dans laquelle celui-ci est présent de manière latente. Ainsi, La vraie image de L’île des morts à l’heure de l’Angélus (1932) représente, au fond, une masse rocheuse rappelant la forme de l’île des morts de Böcklin ; au premier plan, Dalí peint un gobelet en aluminium attaché à une chaîne, deux objets qui à ses yeux renvoient à la sodomie et qui schématisent tout en les remplaçant la crique et les cyprès pointus du tableau de Böcklin51(fig. 5).
26Dalí propose aussi des montages photographiques comme “Le Phénomène de l’extase”(1933), ou il collabore à la production des “Sculptures involontaires” (1933), une série de photographies de Brassaï qu’il légende (fig. 4). Dans les deux cas, c’est la phase du développement photographique qui sert de modèle. On est face à des images documentaires – les images d’oreilles tirées des tableaux synoptiques des traits physionomiques, les gros plans d’objets sur fond neutre – qui, étant intégrées dans un réseau ou encore accompagnées d’un commentaire, participent à un travail de révélation progressive du schème structurel propre au fantasme : elles peuvent être mises en relation d’après des analogies formelles et être interprétées en fonction de l’ensemble qui les accueille, d’où l’émergence de configurations fantasmatiques.
52 S. Dalí, “La métamorphose de Narcisse”, 1937, inOui, op. cit., p. 296.
53 Comme Dalí l’indique dans le poème homonyme, ibid., p. 297, 298.
27Dans La Métamorphose de Narcisse (1937), qui constitue le « premier tableau obtenu entièrement d’après l’application intégrale de la méthode paranoïaque-critique52 », les trois phases du processus photographiques sont illustrées par le recours aux trois types d’images mentionnées ci-dessus (voir fig. 6). On découvre ainsi, au premier plan à gauche, une image double qui contient le fantasme à l’état latent (le Narcisse homme) ; au premier plan à droite est représentée l’image manifeste du fantasme (le Narcisse fleur) ; enfin, à l’arrière-plan et sur le plan intermédiaire, est figurée une série d’images qui présentent toutes la même forme courbe et qui développent les différentes facettes de l’image initiale : le « Dieu de la neige » sur le sommet des montagnes se penche vers le reflet lointain de sa propre image et est prêt à se métamorphoser ; le « groupe hétérosexuel », envahi par le désir tourbillonnant de l’autre sexe, est dans la « pose de l’expectation53 » ; épris de lui-même, l’homme pétrifié se regarde.
54 « Au sommet de la tour Eiffel un personnage regarde une photo du château d’Arras […]. À Versailles, (...)
28Sur le plan de l’écriture, la productivité du modèle photographique est encore plus étonnante : ce dispositif devient une véritable machine à raconter des histoires. En 1929, dans le septième et dernier “Documentaire – Paris – 1929”, Dalí met en scène un regard documentaire qui cède la place à un regard de type paranoïaque : de la notation stricte de ce qui est vu à un instant précis par des amis situés à plusieurs endroits de Paris, on passe à l’interprétation automatique des données recueillies. Lors de la restitution des événements observés, la page devient une surface sensible, où s’inscrivent les faits captés au moyen d’un regard objectif54. Lors de l’interprétation des faits notés, c’est un autre dispositif photographique qui sert de modèle. On note sur un plan de Paris les endroits qui ont servi d’observatoire. Une nouvelle surface d’inscription est alors proposée, thématisée et même exhibée : « Sur le plan de Paris, je marque d’un point les lieux synchronisés et j’obtiens la constellation suivante. » Le plan avec la constellation de points renvoie en fait à une pellicule sensible impressionnée : l’image est latente, mais elle a été perçue par l’œil-objectif du paranoïaque et demande à être révélée. La suite du texte et le deuxième dessin confirment cette hypothèse car Dalí met en scène le travail de révélation de l’image latente : « En unissant par une ligne les points mentionnés, apparaît une curieuse main. » Le dessin de la main sur fond neutre n’est que l’objectivation du fantasme initialement capté.
29Cet écrit ne présente qu’une ébauche de la façon de procéder qui sera adoptée par Dalí durant les années 1930. Le modèle du dispositif photographique à trois phases ne sera pas perceptible par l’insertion d’images au sein du texte, mais par la structure des écrits. Il ne conduira pas à des créations visuelles, mais à la production de récits.
55 S. Dalí, Le Mythe tragique de l’Angélus de Millet, Paris, Pauvert, 1963, p. 8.
30Le Mythe tragique de l’Angélus de Millet, un texte rédigé entre 1932-1933 et publié en 1963, vise à dévoiler le « grand thème mythique55 » inscrit dans le tableau de Millet : celui de la mort du fils suite à l’agression sexuelle de la mère-mante religieuse. Le modèle photographique régit le texte au niveau de son contenu, de sa structure et de son statut.
56 Pour l’ensemble des citations, cf. ibid., p. 11.
31Tout d’abord, la description du processus pour révéler le contenu latent d’un tableau – qui par ailleurs est reproduit sur la couverture de l’ouvrage en noir et blanc et en petit format comme s’il s’agissait d’un cliché issu du regard photographique de Millet – renvoie aux trois phases du modèle photographique de Dalí (fig. 7 et 8). L’image de l’Angélus « se présente subitement à [son] esprit » et impressionne le peintre : elle apparaît « chargée d’une telle intentionnalité latente, que l’Angélus de Millet devient subitement pour [lui] l’œuvre picturale la plus troublante […] ». Ensuite, comme l’interprétation de l’Angélus est déjà « contenue » dans l’image initiale, il suffit de « l’indiquer », de la « faire ressortir ». Dans ce cas, le schème structurel propre au fantasme inscrit dans le tableau est d’ordre psychique et non visuel : une fois reconnu par le sujet de manière subconsciente, il se manifeste automatiquement et produit des « phénomènes délirants secondaires ». à titre d’exemple, Dalí voit automatiquement dans les contours des rochers du cap de Creus, la forme des deux personnages du tableau. Le travail de révélation consiste alors à souligner le schème structurel commun aux phénomènes délirants secondaires. Enfin, le but est bien de « faire apparaître le drame délirant surgi de l’Angélus56 ».
57 Voir la table des matières en fin d’ouvrage.
58 S. Dalí, Le Mythe…, op. cit, p. 79-89.
59 Aucun élément pictural ne renvoie à la mort du fils, mais Dalí se fie aux impressions lyriques que (...)
32L’organisation tripartite de l’ouvrage est également significative de la prégnance du modèle photographique57. Le premier volet décrit le phénomène délirant initial et les phénomènes secondaires, rendant ainsi compte de l’inscription instantanée et latente du fantasme. Suit le volet analytique qui met en série les phénomènes secondaires et révèle progressivement le schème organisationnel du fantasme qui y est inscrit. Le troisième volet expose alors méthodiquement le résultat de l’analyse. Le schème organisationnel du fantasme qui se cache dans l’Angélus, correspond à une histoire qui comprend trois moments58. L’attente dans une ambiance crépusculaire qui annonce l’agression sexuelle de la femme-mante et qui est figurée dans le tableau par la posture des deux personnages, correspond à la situation initiale de l’intrigue ; l’accouplement violent signalé dans la toile par la fourche plantée dans la terre, et la mort du fils suite à l’agression sexuelle59 en sont le nœud et le dénouement.
60 S. Dalí, Le Mythe tragique de l’Angélus de Millet, op. cit., p. 7-8.
33Enfin, le texte dans son ensemble peut être considéré comme une photographie qui révèle le contenu latent de l’Angélus de Millet. Suite à l’interprétation « paranoïaque-critique » du tableau, Dalí suppose la présence d’un élément figuratif invisible à l’œil et pourtant présent dans l’Angélus : le fils mort. Or, dans le prologue de l’ouvrage60, Dalí mentionne, reproduit et schématise une photo aux rayons X du tableau qui a été prise à sa demande en 1963. On y découvre une masse sombre placée entre les deux paysans, ensuite recouverte par une couche de peinture : elle a la forme d’un cercueil, le cercueil du fils mort bien probablement… L’ouvrage de Dalí est donc un analogon de la photo aux rayons X.
61 S. Dalí, “La métamorphose de Narcisse”, art. cit., p. 297.
62 Id.
63 Celui de la courbure du dos qui est dictée par le désir et qui rend possible la métamorphose. Ce mo (...)
34Le texte La Métamorphose de Narcisse déploie également le modèle du processus photographique, en faisant écho à la toile homonyme. Image latente et image manifeste sont présentées l’une à la suite de l’autre. Il y a d’abord la syllepse « il a un oignon dans la tête61 », qui correspond à l’image double du tableau et qui contient le fantasme à l’état latent. Il s’agit en effet d’une expression qui en catalan a deux significations différentes. Au sens propre, elle renvoie à un oignon / bulbe qui pourra donc germer et produire une fleur ; au sens figuré, elle désigne le concept psychanalytique de complexe. Ensuite, la signification latente de la phrase est rendue manifeste par l’explicitation immédiate du double sens de l’expression62. Vient alors la révélation progressive de la métamorphose avec trois séquences qui réitèrent un même thème63 et qui reconstituent graduellement l’histoire de Narcisse. En particulier, les séquences consacrées au Dieu de la neige et à Narcisse racontent la même histoire, l’histoire d’une métamorphose. Toutefois, la transformation du Dieu de la neige est annoncée sur le mode hypothétique, alors que celle de Narcisse est réalisée. La mise en parallèle de séquences analogues est donc source de révélation et débouche sur un récit où sont reconnaissables une situation initiale, un nœud et un dénouement.
35La Métamorphose de Narcisse, par le recours au dispositif photographique, peut être considérée comme une variante du Mythe tragique de l’Angélus de Millet. Dans les deux cas, un phénomène délirant initial (l’image de l’Angélus / l’image de l’homme qui se regarde) est révélé au moyen d’une série de phénomènes secondaires qui réitèrent un même schème structurel. Dans les deux cas, le peintre parvient à reconstruire une histoire : l’attente qui annonce la réalisation d’un désir vorace, la réalisation du désir, les conséquences engendrées. Cependant, le type de désir pris en compte (hétérosexuel / narcissique) ainsi que le résultat final (mort de l’homme et destruction du couple / renaissance de l’homme et constitution d’un nouveau couple) divergent : Dalí réécrit en termes positifs l’histoire tragique de l’Angélus.
36Par le biais du modèle photographique à trois phases, Dalí affiche finalement l’originalité et la fécondité de ses vues à l’égard des prises de position de Breton. Choisissant un référent que le chef du groupe mobilise dès 1924 mais en le maniant à sa guise, Dalí marque pour la première fois ses distances par rapport à un surréalisme conçu comme un automatisme passif de la pensée et comme une trace énigmatique du monde intérieur. Il met en effet en valeur le caractère actif et concret d’une pensée subconsciente capable de se manifester telle quelle dans la réalité extérieure : l’œil - objectif et le travail de révélation mené par la raison matérialisent les fantasmes en produisant des tableaux ou encore des histoires. Or, c’est précisément pour accentuer la dimension interventionniste et objective de la pensée subconsciente qu’au cours des années 1930 Dalí fera progressivement appel à un autre modèle, un modèle auquel Breton ne se réfèrera jamais et qui amoindrira au fil de la décennie l’importance initialement accordée au dispositif photographique : l’imaginaire de l’espace-temps de la théorie de la relativité générale d’Einstein.
64 S. Dalí, Louis Pauwels,Les Passions selon Dalí, Paris, Denoël, 1968, p. 122.
37Le modèle photographique permet également à Dalí de se réapproprier les théories de Dromard afin de concevoir et expliciter les spécificités de sa méthode de création : la prise de vue le pousse à s’intéresser prioritairement à l’automatisme interprétatif du regard et, surtout, le travail de révélation du photographe l’incite à attribuer une fonction surprenante à la raison qui, loin d’être un correctif de la vision paranoïaque, la révèle et la légitime. Une question reste cependant ouverte : pourquoi Dalí ne mentionne à aucun moment Dromard, dont les théories ont joué un rôle si déterminant ? Souhaitait-il occulter les lectures partagées avec Sebastià Gasch, l’ami catalan avec qui il avait cru être en parfaite communion d’idées et qui finalement a refusé de le suivre engendrant l’interruption violente et douloureuse de toute collaboration ? Ou, en dissimulant une source essentielle, désirait-il s’ériger au rang de créateur absolu, de génie ne se nourrissant que de sa propre pensée ? En tout cas, Dalí n’a jamais cessé de signaler sa stratégie de camouflage et d’encourager le lecteur / spectateur à explorer avec sérieux son œuvre, un « iceberg qui ne montre qu’un centième de son volume64 ».