Robert Heinecken (1931-2006) était un artiste américain qui s'identifie comme un "paraphotographer". Robert Heinecken fait des images photographiques sans appareil photo.
Robert Heinecken a commencé sa carrière très éloigné du monde de la photographie et de l’art, puisqu’il était pilote de chasse dans la Marine américaine. Ce que j’avais eu du mal à croire lorsqu’il m’en parla, tant son physique ne me faisait pas vraiment penser à ces images d’hommes sanglés casqués chevauchant de puissants réacteurs en influant sur leur trajectoire voltigeuse d’une main gantée de cuir fermement arimée au manche. Robert est plutôt petit, un peu vouté, les cheveux longs rassemblés dans une queue de cheval, une queue de poney (poney tail) disent les Américains, barbu, et la main rarement départie d’une cigarette blonde. Robert à ma surprise, m’expliqua qu’effectivement il était trop petit, en dessous de la taille limite, mais qu’il avait réussi pendant toute sa carrière de pilote de chasse à tromper son monde en découpant des feuilles et des feuilles de magazines qu’il empilait dans le fond de ces brodequins de pilote, ce qui lui faisait gagner le pouce manquant et se hausser juste à cette taille limite.
Cette anecdote est symptômatique du bonhomme à plus d’un titre. Elle dit l’opiniâtreté d’une homme incapable de s’arrêter à ce qui se trouve en travers de son chemin, son ingénuosité à contourner un obstacle avec des moyens très économes, à mystifier son monde avec des ficelles pourtant apparentes mais aussi à détourner utilement un objet de sa fonction, et combien est-il emblématique qu’il se fût agi de pages de magazines et d’illustrés, ce qui est l’objet, par excellence, de la recherche de toute sa vie de photographe.
En effet, la toute première série de photographies que Robert Heinecken produisit fut un portfolio intitulé Are you Rea, série de rayogrammes de pages de magazines de toutes provenances sur du papier photosensible noir et blanc. Les images ainsi produites donnaient à voir les deux côtés d’une page de magazine, comme si elle était tenue à la lumière et examinée par transparence, image chimérique compliquée dans sa lecture par le fait qu’elle soit négative et brouillée par endroit par manque d’adhésion entre la page du magazine et le papier photogaphique, par ailleurs le grain et la trame des deux côtés de la page du magazine se mêlant pour créer des effets de moirages. Le monde vernaculaire des images ressassées de magazines se trouve, par la plus élémentaire des transformations, enchanté, peut-être pas, mais défiguré, cela certainement, confinant ces images génériques à l’étrangeté du familier, unheimlich.
Une vingtaine d’années plus tard, Robert Heinecken revisita le principe de ces images happées au réel sous un angle improbable, cette fois-ci en cibachrome, dans une série intitulée Recto/verso, ce qui donna des images désormais positives - mais toujours habitées par la même étrangeté. Avec les images positives, Robert Heinecken se concentra davantage sur la juxtaposition du sens - et en couleurs, ce qui permettait notamment de rapprocher ces nouvelles images de leur apparence initiale.
Par la suite Robert Heinecken enrichit le propos de ces images hybrides en froissant les pages et les moulant en des constructions tri-dimensionnelles fragiles.
Dans l’intervalle qui sépare les portfolios de Are you Rea et Recto/verso, Robert Heinecken n’a pas cessé de travailler à partir de l’image imprimée, en la détournant sans cesse de ses objectifs premiers, la moquant, donnant à voir sa supercherie apprêtée, et plus généralement, en lui faisant dire plus ou moins le contraire de ce qu’elle était destinée à signifier, montrer son pouvoir dangereusement fascinant et totalitaire - il est à noter ici qu’une décennie pleine sépare les premiers travaux parodiques de Robert Heinecken (1967) mettant au jour la dictature de l’image et l’essai pourtant adventice de Susan Sontag, De la photographie (1977), première intuition d’une société soumise à la fascination de l’image photographique et également celui, plus intimiste, mais cependant préoccupé par cet étrange pouvoir de la photographie, de La Chambre claire de Roland Barthes (1980).
Par exemple il détourna un stock entier de magazines avant qu’ils ne rejoignent les kiosques ou les boîtes aux lettres de leurs abonnés et imprima en sérigraphie sur une des doubles pages prises au hasard de chacun de ces magazines, l’image terrifiante d’un soldat nord-vietnamien brandissant deux têtes décapitées telles des trophées, puis il reconditionna les magazines et les rendit subrepticement à leur distributeur qui de fait les fit parvenir aux kiosques et aux abonnés, manière de rappeler aux lecteurs de ces magazines, de mode et de loisir, que la guerre du Viet-Nam battait son plein pendant leurs loisirs.
A partir de pages de catalogues de vente par correspondance, il fit nombre de reproductions à l’aide d’un polaroid SX70, puis il rédigea à ces images faussement candides des légendes tout aussi trompeuses, en associant au mensonge de l’image celui du texte, il créa des séries étonnamment authentiques en dépit de leur mensonge patent. Avec une incroyable économie de moyens, Robert Heinecken, n’a cessé de tromper son monde, puis en rendant ses artifices visibles de montrer combien les images photographiques sont mensongères, et à la solde de ceux qui les produisent.
La ruse des feuilles de magazines découpées pour matelasser ces brodequins de pilote aura donc fonctionné longtemps.