Ralph Eugene Meatyard (1925-1972) est un artiste photographe visionnaire dont l’œuvre est fortement influencé par sa passion pour la littérature et sa fascination pour le passé.
Ses drames symboliques, mis en scène dans des lieux ordinaires, souvent à l’abandon, et dont les acteurs sont généralement des membres de sa propre famille, semblent exprimer sa croyance en une révélation qui ne dépend pas de la vue.
Il faut s’imaginer Lexington, cette petite ville du Kentucky, au coeur des années 1950. Nonchalance du Sud, engourdissement semi-rural, quiétude morale, absence de traits physiques ou culturels saillants. Rien qui, à priori, puisse favoriser l’épanouissement, en ce lieu, d’une carrière photographique sinon, justement, l’obligation d’aller chercher au plus profond de son imagination et de ses aspirations intellectuelles les raisons de créer. Et, si l’on pratique en même temps le métier d’opticien, la curiosité portée à la résolution de problèmes optiques.
Telle est bien la situation en laquelle se trouve Ralph Eugene Meatyard (1925-1972), en ces années-là, occupant ce métier-là, dans cette ville-là. Rien qui le prédestinât à tenir l’une des plus enviables places dans le panthéon de la photographie américaine : celle d’un visionnaire, inclassable, secret, à l’influence souterraine mais déterminante auprès de ceux pour qui la photographie demeure encore une expérience totale, visuelle autant qu’intellectuelle.
En lui, la contemporaine Cindy Shermann reconnaîtra «le seul photographe qui ait eu un rôle majeur dans mes racines artistiques ».
On cherchera en vain, dans l’oeuvre de Meatyard, ce qui relève de l’inutile. Lorsqu’il disparaît prématurément à l’âge de 47 ans, il a exploré deux ou trois des domaines photographiques les plus difficiles : celui de la sensation et de la métaphysique (inspiré par l’esthétique zen), de l’enfance (avec les membres de sa propre famille), et de la mise en scène, comme son prédécesseur, le louisianais Laughlin. L’enfance ? Pour une fois, à mille lieux des mièvreries photographiques conventionnelles et de leur fausse poésie, celle qu’enregistre Meatyard se pare de toutes les ambiguïtés dont seuls Lewis Caroll ou Henry James (qu’on pense au Tour d’écrou…) ont pu dessiner les contours.
À travers les fictions visuelles qu’il crée, jeux ou rituels, cérémonies secrètes, lieux abandonnés ou inquiétants, tensions et stridences, magie et menaces suggèrent un impressionnant univers mental enfantin où l’innocence et la perversité, l’ombre, les lumières et la cruauté dessinent les identités successives de l’enfance.
La dernière partie de l’oeuvre de Meatyard voit croître la prolifération des masques, particulièrement à travers l’invraisemblable fiction la plus saisissante de l’histoire de la photographie, la série de 64 images intitulée « L’album de Famille de Lucybelle Crater ». Meatyard et sa femme, tous les deux masqués, échangeant parfois leurs vêtements, y campent en une saga grotesque un roman familial aux significations étranges et ambigüe.