Wendover no(s) limit(e)s, octobre 2005
Donner sa forme au paysage affectif
Paul Ardenne
Les liens entre paysage et photographie sont anciens, aussi vieux que l’histoire de la photographie elle-même. En 1827, tandis que cette dernière en est encore à ses balbutiements techniques, Nicéphore Niépce photographie le paysage depuis sa fenêtre. Rien d’étonnant à cette mise en phase du regard humain – du corps, plus largement – et de son environnement : le paysage recueille tant le corps que le regard du spectateur, il les « situe », il leur donne une position, dans l’espace-temps, à la fois géographique et sensible. Se met en forme, dans cet échange, une relation. « Paysage : le même mot, écrit Jean Cabanel, sert pour dire qu’un promeneur parcourant une forêt perçoit un “paysage’’ forestier ou pour désigner le “paysage’’ de montagnes que l’on peut découvrir de l’un de ces “points de vue’’ signalés par les guides touristiques. Dans les deux cas, le terme évoque la relation qui s’établit, en un lieu et à un moment donnés, entre un observateur et l’espace qu’il parcourt du regard. Au travers de ses propres filtres sensoriels et culturels, l’observateur appréhende ce qui devient pour lui un spectacle porteur de significations – une “impression’’ comme l’a bien dit Claude Monet. Ainsi, un paysage n’est pas un objet, mais un événement fugitif, unique. »
On doit sans conteste à Jean-Michel Pancin, avec Wendover no(s) limit(e)s, une des plus remarquables mises en forme du « paysage » photographique qui soit. Appelé, en octobre 2005, à demeurer quelque temps au Center for Land Use Interpretation de Wendover, ville de l’Ouest américain située non loin du Lac salé, et que traverse la frontière de l’Utah et du Nevada, Pancin adopte pour l’occasion le principe d’une photographie qu’on peut dire « participative », dont il ne sera qu’incidemment l’« auteur ». « Photographie participative » ? Jean-Michel Pancin, en effet, demande à divers résidents de Wendover, au hasard de ses rencontres, de lui indiquer quels lieux leur semblent les plus à même d’être inventoriés par l’image. Entendons bien : quels lieux affectifs, auxquels ces résidents de Wendover seraient attachés pour des raisons particulières, au premier chef intimes. Après quoi Jean-Michel Pancin, une fois le renseignement obtenu, se rend sur site afin de photographier ces lieux. Cette manière de procéder, indirecte, « renverse » la perspective ordinaire de l’enquête photographique. Cette fois, ce n’est pas le photographe qui « cadre » son sujet mais autrui, pour qui il opère en seconde main. Analogiquement, on songera aux parcours urbains, dans Amsterdam notamment, qu’un Stanley Brouwn, durant les années 1970, demandait à des passants rencontrés au hasard de lui suggérer (série This Way Brouwn). Parcours que cet artiste, scrupuleusement, se faisait ensuite un devoir sacral de suivre et de respecter, assuré de ne pas avancer au jugé, dans une démarche à dessein opposée à la fameuse « dérive » des situationnistes, reposant, celle-ci, sur les trajets aventureux et la poursuite d’itinéraires non défrichés.
Wendover no(s) limit(e)s, plus qu’un travail photographique, est l’histoire d’une rencontre – d’une « relation », plus exactement dit, pour en inférer par ce terme convoqué plus avant. Relation nouée pour l’occasion avec un lieu, avec des personnes qui vivent et travaillent en ce lieu, nouée aussi avec une culture locale spécifique (cette zone colonisée un siècle et demi plus tôt par les Mormons se caractérise par sa forte imprégnation religieuse), avec un moment enfin de l’histoire américaine (la Guerre d’Irak, où sont impliqués les boys américains, fait rage, elle est alors dans tous les esprits).
Comme le montre le journal qu’il tient lors de son séjour, destiné, via Internet, à l’une de ses amies restée en France, Jean-Michel Pancin n’arrive pas à Wendover en « vainqueur », paré de l’autorité traditionnellement revendiquée, à l’ère des médias qui est la nôtre, par le preneur d’images. Ainsi se fait-il d’abord connaître par une annonce dans un journal local, où il divulgue son projet artistique : « La raison d’être de mon enquête locale est de déterminer, dans Wendover et ses environs, quels endroits ont une signification personnelle pour vous », « Le but de ce projet est de comprendre comment les résidents de Wendover envisagent leur environnement »… Les rencontres que le photographe est appelé à faire avec les autochtones, les jours qui suivent, se révéleront de même moins programmées qu’elles ne sont le plus clair du temps le fruit du hasard, ou le résultat d’effets de réseau. Si le projet de Jean-Michel Pancin est généreux, l’enthousiasme, pour autant, ne sera pas toujours de la partie, qui plus est. Bien des habitants vont ainsi refuser de collaborer au projet du photographe, ou l’acceptent mais sous condition, par exemple, d’être payés pour délivrer des informations… Bref, une saisie pour le moins erratique de Wendover que celle-ci, entre visites au casino et à la base aérienne locale (elle a abrité le B 29 Enola Gay avant qu’il ne bombarde Hiroshima, le 6 août 1945), au hasard, encore, des magasins ou des différentes officines administratives où l’artiste, patiemment, vient expliquer comment il entend « appréhender » la ville et ses alentours géographiques…
Wendover tel que Jean-Michel Pancin en dresse le « portrait » photographique ? Il ne s’agit nullement, on l’a compris, d’un lieu abstrait, ou que va rendre abstrait une photographie de pose, qui idéalise ou monumentalise ce qu’elle « shoote ». Le locus, plutôt, est réellement vécu, parcouru et arpenté en tous sens par un Jean-Michel Pancin tout à la fois intéressé par ses habitants, par ce qu’ils sont professionnellement et par les paysages qu’ils affectionnent en particulier – des paysages, d’une manière psychologiquement subtile, parce qu’identificatoire, que ce dernier leur demande de crayonner au préalable avant qu’il n’aille les photographier.
Jean-Michel Pancin – la trentaine au moment de sa résidence à Wendover – appartient à une génération de photographes revenue des manifestes, des slogans stylistiques et des certitudes iconiques. L’image ? Pour ceux-là, elle n’est le siège d’aucune vérité tangible et durable. Le photographe, par voie de conséquence, ne saurait être plus qu’un manipulateur de formes. La dimension fortement protocolaire présidant à Wendover no(s) limit(e)s prémunit ce travail contre le défaut le plus fréquemment constaté dans la photographie de paysage, depuis toujours, l’autorité du point de vue. Pancin ne cherche pas la « bonne » image, mais consent, au contraire, à se faire imposer celle-ci. L’acte du déclenchement n’est pas une décision au sens strict, il ne consacre le surgissement d’aucun « moment opportun », pour parler comme Cartier-Bresson. La « mise en boîte » du paysage, pour finir, vaut comme le dernier stade du processus relationnel impulsé par l’artiste, rien de plus. Contre la tradition du paysagisme photographique, qui use et abuse de la signature stylistique, la position qu’adopte Jean-Michel Pancin assume d’être faible et de se tenir dans le retrait : elle n’affirme pas la puissance d’un regard, d’un cadrage ou d’une forme, mais s’inspire au contraire d’autrui pour produire ces derniers, sur le mode d’une prestation de services. Est mis en exergue, pour l’occasion, un principe de translation sympathique (je me mets à votre service) ainsi que de restitution (je vous laisse votre regard). La perspective est ici celle d’un partage des tâches et des compétences : tu me dessines, toi l’habitant, ce que tu aimes du paysage local, celui où tu vis ; je m’approprie en retour ce paysage, moi le photographe, mais pour mieux te le restituer, sous la forme ordonnée de la saisie photographique.
Dans cette partie, on l’a compris, l’acte photographique n’est qu’un des éléments d’un dispositif valant d’abord par sa nature relationnelle. Quelle est sa fonction ? Se constituer comme une opération de prélèvement, mais en dernière instance seulement. À cette fin : établir, contre les partisans de la vision objective, que le paysage universel n’existe pas. – Wendover no(s) limit(e)s, à sa manière douce, tissée d’attentions si respectueuse au paysage de chacun, inventant au passage ce nouveau type de paysage, le seul au juste qui compte pour nous autres humains, êtres d’affects au moins autant que de concepts : le paysage affectif.