La scène se passe quelque part entre Tanger et Gibraltar, Ceuta ou Tarifa. Quelque part entre 2000 et 2004 – mais la même scène, pas très nouvelle, s’est répétée souvent encore depuis, se rejoue ailleurs… Des gens partent, ils quittent ville ou village, famille, maison, travail, quand il y en avait. Ils laissent tout derrière eux et parfois leur avenir, franchissent le détroit, font le pas, discrètement, clandestinement, désespérément le plus souvent. Quittant une terre dont ils se disent qu’elle les a mal portés, mal choyés, pour céder aux mirages plus ou moins réalistes de l’Occident. Venus du Maroc, de plus bas ou carrément d’ailleurs : Turquie, Asie ou Tchétchénie. Ce sont ceux qu’on appelle les « brûleurs », ceux qui lâchent, larguent, risquent tout ; comme nos casinos feutrés ont leurs flambeurs, poussés par d’autres démons, qui pareillement vont trop loin au risque de « se griller » (petits frissons devant la perte et le vide réinventés pour l'homme de confort). Mais pour ces immigrés clandestins, la mise est lourde et sans échappatoire. Le mouvement débute sur les côtes marocaines, tangue ou nage vaille que vaille à travers la Méditerranée, se prolonge, quand tout va bien, côté espagnol ou plus haut, parfois débouche sur une détention en centre fermé, parfois sur un retour à la case départ, sans rien gagner, mais en perdant en chemin les papiers de leur identité, brûlés pour tenter de protéger les passeurs ou de renaître ailleurs, anonyme, différent. Ce mauvais scénario apporte régulièrement son lot de petites anecdotes ou de grandes catastrophes (au rythme effrayant de trois morts par jour au long des 14 km du détroit méditerranéen, pour environ 30 000 tentatives par an); et de chacune de ces étapes, Thomas Chable s’est fait le témoin. Ses images montrent des paysages ou des hommes, seuls ou entre eux, libres ou prisonniers (de l’Occident ou du rêve de l’Occident). Elles sont pleines d’émotion ou parfois vides parce qu’il n’y a plus rien à voir, que des traces, des lambeaux, les signes d’une mue récente, d’une vieille vie ou d’une vieille peau qu’on a laissées sur place, au milieu des bois et des campements de fortune. « Ici, des hommes sont passés. » Derrière leur filtre, nos sociétés médiatiques accueilleront plus volontiers leur image que leur souffrance (car si toutes les photos ne sont pas clandestines, alors plus aucune ne l’est). La photo est alors à double tranchant…
Chable, intimiste itinérant, impressionniste qui s’était fait le chantre d’une Afrique tranquille et un peu nonchalante (Odeurs d'Afrique, Contretype/La lettre volée, 2000), se penche ici sur une réalité crue et complexe, un sujet particulier et universel, celui des déracinements et des migrations anarchiques. La touche affective et sensible qui lui est propre, ses jeux d’ombre et de flous ténus, sa façon non conventionnelle de marier contexte, décor, natures mortes et fragments de présence humaine (un dos, une ombre, un bras…) se
complètent ici d'images plus frontales, de scènes et de visages plus nets. Il ne s'agit pas pour lui de faire le photo reporter ou de jouer les chroniqueurs improvisés, mais d'aller à la rencontre des gens et cadrer une présence, sentir une lumière qui est aussi une douleur. Comme si, au fil de ses vagabondages, il avait été accroché par quelque chose qu’il « ne pouvait pas ne pas voir », comme il dit, et qui lui ait demandé une focalisation, une accommodation plus intenses. Ces visages – la seule chose parfois que ces fuyards ont pu emporter – sont la face muette d'histoires qui restent à raconter…
Le photographe progresse par cercles concentriques, c'est lui aussi un migrant : une rencontre amène la suivante, une préoccupation, une autre, un espace ouvert conduit ailleurs, plus loin. Le hasard et la curiosité amènent la persévérance, la douceur et la précision se doivent d'ouvrir à la dimension politique et le détail se veut honnête, adressé qu'il est, en priorité, au destin de ces populations en souffrance et en équilibre instable. Pas d'explication, de discours, de statistiques sèches. Ce travail est très probablement (et dans la tête du photographe, à coup sûr) encore en cours : désir de revoir ces hommes et ces femmes, désir de retourner photographier ces groupes d’épouses et de mères marocaines qui s’unissent pour tenter de dissuader les hommes de partir, de parcourir ce sillon tangent de l’émigration du Niger au Maroc à travers le Sahara, photographier ces destinations charters aléatoires où l’on redébarque les expulsés, et ces centres fermés où parfois, à petit feu, certains « brûleurs » croupissent indéfiniment et consument leurs dernières illusions…
C'est sûrement beaucoup plus qu'un « sujet photographique » pour Thomas Chable, lui qui, sans détour, vous répondra : « et si on me demande pourquoi ces photos, on pourrait aussi d’abord me demander comment je vis. » Et cela aussi, ses images nous le disent un peu.