Galerie Périscope Rue du Mouton Blanc, 20 4000 Liège Belgique
Les majorettes sont des jeunes filles en costume fantaisie qui défilent et dansent dans les parades, en maniant une canne de tambour major1.
Je crois que chacun d’entre nous a en lui un souvenir ou une image de majorettes.
Pour ma part, c’est d’abord une image liée à mon enfance, à Gaurain-Ramecroix. La clique des majorettes Laurette passait devant la maison chaque année, à la même époque. Elles font partie du paysage, de mon paysage local, de mon patrimoine intime presque.
N’habitant plus Gaurain-Ramecroix, ayant fait pas mal d’images à des milliers de kilomètres de la Belgique ces dernières années, j’avais envie (ou besoin ?) de revenir photographier les majorettes que j’avais dans la tête.
Deux années durant, j’ai alors côtoyé ces personnes que je voyais, que je croyais connaître, au travers de leurs répétitions du samedi après-midi dans la vieille salle de gym du village, ou lors de leurs sorties en Belgique et dans le nord de la France. Au-delà du costume, les majorettes restent de jeunes ados du coin avec leurs histoires de familles, de générations de majorettes ou de musiciens.
J’ai voulu pénétrer ce petit monde de la campagne hennuyère, pour le donner à voir, à regarder avant qu’il ne disparaisse complètement de nos mémoires.
Faites entrer les majorettes, Georgette2…
Isabelle Detournay
Charmer au pas.
Le village dont provient Isabelle Detournay est de ceux dont le nom se retient sans mal par sa sonorité en quatre syllabes et deux mots : Gaurain-Ramecroix
( prononcez ram’croix).
Pour qui y est allé ne serait-ce qu’une seule fois, ce n’est pas son caractère rural qui frappe mais l’immense cimenterie et la, non moins immense, carrière qui défigurent ce coin du Tournaisis. C’est dans cet environnement habité d’une population ouvrière bien plus qu’agricole, qu’Isabelle naît et grandit au sein d’une famille apparemment sans souci, empreinte d’une grande normalité.
Assistante sociale de métier, elle va aborder la photographie en amatrice et s’y découvre une autre vocation qu’elle confirmera par des études à La Cambre, Ecole Nationale Supérieure des Arts Visuels à Bruxelles.
Autant sa profession sociale que son projet artistique l’aident à s’éloigner du monde si normal dont elle est issue. Elle part à la recherche de la différence, de l’altérité, mais pas en voyeuse, pas à distance.
Ses images révèlent l’approche fraternelle qu’elle a de ses sujets.
Cette différence, elle la trouve dans la ruralité rude, chez des pauvres de chez nous, auprès de malades mentaux, ici et aux Etats-Unis, puis en Inde.
Après avoir parcouru des milliers de kilomètres, Isabelle ressent le besoin de se rapprocher de ses racines et se souvient que dans son village de Ramecroix, existe un autre monde qui, chaque année, défile en rouge et blanc devant sa maison : les majorettes.
Commence alors une aventure de deux années de contacts, de rencontres, de déplacements, d’immersion, comme elle l’a pratiqué dans les autres milieux qu’elle a photographiés.
Le rapport qu’elle établit avec les sujets imprègne chaque image.
Dans son enfance, les majorettes lui étaient totalement étrangères, mais par sa disponibilité, elle transmet un puissant message de fraternité (ne devrait-on dire de « sororité»?).
Aucun jugement ne transparaît dans ses clichés, car pour Isabelle Detournay, il n’y a pas de grande et de petite culture, il n’y a pas de pratiques artistiques plus légitimes que d’autres.
Entrons avec elle dans la vie de la clique des Majorettes Laurette.
Pour être précis, la clique, c’est la fanfare et les majorettes ne seraient qu’un faire -valoir de la musique au rythme de marches militaires. Mais à Gaurain, les Majorettes Laurette sont les vedettes, et la clique musicale, bien qu’indispensable, est au deuxième plan.
C’est une histoire de familles qui se connaissent et se côtoient au quotidien, c’est une histoire d’amitié, de solidarité, d’amourettes et de mariages . Sans doute aussi de départs, de séparations et d’exclusions, car s’il y a société, il y a règlement, autorité, hiérarchie, habitudes et rituels.
Visuellement, l’uniforme est là pour le rappeler, des plus jeunes aux plus grandes, des plus filiformes, aux plus potelées.
Pour le reste, les images d’Isabelle Detournay ne nous montrent pas le caractère discipliné de l’activité des majorettes. Vous remarquerez, d’ailleurs, qu’on voyage bien plus dans les moments d’attente, de détente, que dans les prestations artistiques à proprement parler. Et plutôt qu’une atmosphère régimentaire, c’est un parfum de solidarité, d’amitié, de complicité, de protection qui émane de ces clichés. Les Majorettes Laurette semblent constituer une famille unie et soudée où règnent la joie de vivre, l’entraide et une certaine fierté d’appartenance. Tout cela donne à ces jeunes filles une assurance qui leur permet d’occuper l’espace, même seules, au milieu de la rue ou de la piste d’entraînement.
Ou bien est-ce leur bâton qui leur donne cette assurance? Bien plus encore que l’uniforme, c’est le bâton qui les identifie à leur statut de majorette. A tel point que sur plusieurs images, il est le seul repère.
Bâton blanc chez le policier au carrefour, sceptre chez le roi, bâton chez le maréchal, baguette chez le chef d’orchestre et règle chez l’instituteur, le bâton chez les hommes est signe d’autorité, il sert à diriger. Pas chez les majorettes. Là, le bâton virevolte, pivote, vole d’une main à l’autre, tournoie à toute allure entre leurs doigts agiles. Elles jouent du symbole phallique en toute innocence jusqu’à le tenir entre les jambes pour se nouer les cheveux. La plus jeune n’a pas encore droit au bâton des grandes, elle n’a pas encore le droit d’être une petite femme désirable.
Car le moment venu, ce droit devient leur rôle : être sexy. Les majorettes qu’ Isabelle Detournay nous expose ne sont pas des top modèles mais bien plus que leur physique, ce sont leurs émotions qui les rendent séduisantes. Et, par rapport aux garçons, ces photos nous le montrent, elles sont devant, et eux les enlacent par derrière, comme pour les retenir.
D’une composition subtile dans leur format carré, presque toutes les photos, à deux ou trois près, contiennent du rouge. Couleur de l’uniforme aux couleurs locales, le rouge associé aux décors, somme toute, modestes, confère aux images un air d’époque soviétique. D’ailleurs, à voir la couverture qui ressemble à une photo de plateau d’un film soviétique qui se serait voulu hollywoodien, on a du mal à croire que la scène se déroule au beau milieu de l’Europe occidentale au XXIème siècle.
Isabelle a voulu immortaliser ce petit monde qui faisait partie de son paysage d’enfance craignant qu’il n’en reste bientôt plus que des photos. Espérons, alors, qu’on parle tellement des arts de la rue que les majorettes puissent repartir au pas, toujours devant, vers d’autres festivités…
Vincent Bertholet,