Instituto de México 119 rue Vieille du Temple 75003 Paris France
Mois de la photo 2008
Réalisée grâce au soutien des Ministères mexicains de l’Education Publique et des Affaires Etrangères, et à celui du Conseil National pour la Culture et les Arts au Mexique, cette exposition s’inscrit dans le cadre du MOIS DE LA PHOTO, PARIS 2008.
Transmigration
Quatre regards mexicains sur l’Europe
Au XXe siècle, la révolution mexicaine s’est maintenue grâce { l’empreinte d’une idéologie nationaliste développée par l’Etat, qui servit de fondement { la cohésion de la vie sociale du pays, ainsi qu’au maintien de l’hégémonie d’un seul parti politique ayant occupé le pouvoir durant sept décennies à partir de 1930. Ce nationalisme défensif a fonctionné tel un frein visant à contenir les intérêts de nations plus puissantes que le Mexique, et comme un moyen de s’identifier { un conglomérat de régions qui, dans certains cas, n’avaient pas d’antécédents communs ni de communications constantes.
Grâce { cette idéologie, le Mexique s’est vu attribuer l’image d’un pays métis, reposant sur une seule de ses racines, l’indigène, laquelle fut utilisée de manière perverse pour occulter les antécédents coloniaux du pays et pour se présenter { l’étranger comme un lieu où l’utopie des cultures et des mythes préhispaniques, séculairement associée aux revendications populaires, continuait d’être cultivée avec force. L’aspect pernicieux de cette utopie est qu’elle niait une réalité, celle d’un pays ancré non seulement sur son passé indigène, mais aussi sur ses racines européennes, qui à partir du XIXe siècle, outre son lien avec l’Espagne, fut en contact et influencé par l’Allemagne, la France et l’Angleterre, sans oublier le libéralisme des Etats-Unis. Au cours de ce siècle, les idées développées par toutes ces nations eurent un écho sur la pensée des classes dirigeantes ou celle des intellectuels au Mexique, mettant le pays sur l’orbite d’une région mondiale judicieusement définie par le diplomate et essayiste français Alain Rouquié comme l’extrême occident, c’est-à-dire l’Amérique latine.
A partir de la sixième décennie du siècle dernier, le nationalisme mexicain perdit de la vigueur { mesure qu’augmentait l’influence de l’extérieur sur les habitudes culturelles de la population urbaine, en particulier celle de la ville de Mexico. Nombre d’adolescents ou de jeunes de l’époque n’assumaient plus les mythes de l’idéologie nationaliste, revendiquant plutôt l’héritage de petits groupes qui étaient restés en marge des effets du populisme. Parmi eux, certains photographes, qui reconnurent la transcendance d’auteurs comme Manuel Álvarez Bravo, se distinguant dans le même temps des images officielles stéréotypées, qui dans les années soixante et soixante-dix circulaient encore avec un certain succès public –en dépit d’une qualité défectueuse, tant en termes de projets qu’en termes de production– à travers l’oeuvre des épigones du puissant nationalisme des années quarante et cinquante.
Il est par conséquent significatif d’observer la coïncidence entre la décadence dudit nationalisme et l’émergence d’une génération de photographes qui vers la fin du XXe siècle assura la création iconographique en s’imprégnant de multiples influences. En observant le monde, si l’on peut dire, avec des yeux mexicains, mais avec une conscience ouverte sur l’extérieur, revendiquant, peut-être sans le savoir, les thèses de Jorge Cuesta, le critique le plus lucide du nationalisme mexicain, qui dénonça l’étroitesse de cette idéologie et établit avec précision les coordonnées de l’universalité culturelle du Mexique, dont l’essence est, en accord avec ses idées, transmigrante, précisément parce qu’elle repose sur les idéaux de la renaissance européenne qui conduisirent { l’invention de l’Amérique.
Dans quelle mesure cette condition favorise-t-elle la possibilité de comprendre l’oeuvre, en partie élaborée en Europe, de quatre auteurs mexicains nés dans les années cinquante et au début des années soixante? Que peuvent apporter ces images à un projet en quête de perspectives visant { déceler les enjeux de l’Europe actuelle? Peut-être serait-il pertinent d’ajouter deux autres questions : Quel regard porte l’Amérique latine sur l’Europe? Que s’est-il passé pour que ce regard prenne la direction inverse de celle où il se porte habituellement ?
La vision de l’Europe qu’ont les auteurs présentés dans l’exposition Transmigration. Quatre photographes mexicains en Europe –Flor Garduño, Cristina Kahlo, Raúl Ortega et Pablo Ortiz Monasterio–, revêt de multiples facettes : l’histoire, la migration, la couleur, la monochromie, la mélancolie, la ville, la campagne, la fête, la science et l’illusion s’entrecroisent afin de nous révéler la diversité d’un continent { partir d’optiques singulières, qui connurent l’Europe par le biais de l’imagination avant celui de l’expérience, ce qui confère { leur regard une position teintée d’étonnement, qui sans doute pour cette raison s’associe fidèlement aux changements actuels d’un continent qui a ardemment cherché son intégration au cours des dernières décennies, en détruisant, notamment, de nombreux mythes nationaux.
L’histoire est la toile de fond de la relation entre l’Amérique et l’Europe, c’est grâce { elle qu’a pu s’instaurer un dialogue imaginaire entre deux personnages distants dans le temps, mais proches par leur vocation : Fernando Ortiz Monasterio et Gaspare Tagliacozzi. Le premier, un éminent chirurgien plastique mexicain et le second, l’un des plus importants précurseurs de sa profession, qui dans un livre intitulé De Curtorum Chirurgia Per Insitionem légua un inestimable héritage aux futurs médecins : une série de théories et de pratiques visant à restaurer, au moyen de greffes, le visage de ceux qui avaient perdu leur appendice nasal. Jamais Tagliacozzi n’avait imaginé que ses connaissances et son effigie seraient exposées, plusieurs siècles après son passage dans notre monde, dans un autre livre : Douleur et beauté, édité à son tour grâce à un autre dialogue, cette fois entre le Docteur Ortiz Monasterio et son fils photographe, Pablo Ortiz Monasterio, qui dans ce volume rendent hommage à Tagliacozzi à travers des images et des écrits. La science, la photographie, la mémoire et l’affectif se conjuguent dans cet ouvrage, nous renvoyant { la transmission de la connaissance { travers la distance et les livres, l’imagination et la création.
De l’histoire de la médecine { l’histoire de l’art, l’on peut dresser un pont afin de voir comment l’oeuvre des peintres de la Renaissance inspira Diego Rivera, l’un des artistes mexicains les plus connus durant la première moitié du XXe siècle, qui fort de connaître les techniques de ses prédécesseurs européens, prit la tête d’un mouvement plastique original, qui accompagna les efforts éducatifs de l’Etat révolutionnaire : le muralisme mexicain, dont l’une des oeuvres, Rêve d’un dimanche après-midi dans le Parc Alameda, inspira à son tour la photographe Cristina Kahlo (petite nièce de celle qui fut la compagne de Diego, également peintre, Frida Kahlo), pour réaliser une série d’images sur une fête en Suisse. Utilisant la couleur comme motif principal afin de pénétrer le monde illusoire des chapiteaux et des jeux mécaniques, elle évoque, depuis son propre territoire, des caractéristiques que l’imaginaire européen associe communément au Mexique : la couleur et la fête.
Constituant l’une des pratiques permettant de mieux distinguer les intersections entre les pensées et les oeuvres qui se développent d’un côté et de l’autre de l’Atlantique, l’enseignement a été une référence capitale pour le dialogue créatif entre l’Europe et le Mexique. Un cas emblématique, en ce sens, est celui de Flor Garduño, dont l’oeuvre précoce condense l’empreinte de deux maîtres : Kati Horna, Hongroise, et Manuel Álvarez Bravo, Mexicain. Tous deux lui transmirent l’idée de la photographie comme expérience vitale, associée { la possibilité d’abstraire subtilement des instants de la vie quotidienne, comme en témoigne la série que Flor Garduño réalisa en Pologne dans les années quatre-vingt, peu après son installation en Europe, laquelle renvoie { ses premières oeuvres mexicaines, où l’on percevait son admirable identification au monde paysan, ainsi que la perspective poétique qui caractérise son oeuvre.
Au début du XXIe siècle, la migration est l’un des phénomènes qui permet d’apprécier clairement les changements de la société européenne. L’exode depuis les anciennes colonies, ou depuis les pays de l’est du continent vers les zones plus prospères de l’ouest, a généré la formation de familles incarnant de nouveaux profils, en particulier en Espagne, où a été publié un livre (Portraits de famille. Regards sur les familles espagnoles du XXIe siècle) faisant état de l’effet des déplacements de personnes dans la configuration sociale actuelle de la péninsule ibérique, qui renvoie, justement, { la combinaison de cultures qui s’est produite dans ce qui autrefois s’appelait la Nouvelle Espagne –le Mexique– tout au long de son histoire. C’est pourquoi le regard de Raúl Ortega, qui fait partie de l’équipe de photographes ayant réalisé ce livre, reflète non seulement sa remarquable expérience en tant que créateur d’essais documentaires, mais aussi son habitude à cohabiter avec un monde de mélanges et d’échanges.
Le regard des photographes étrangers sur le Mexique a été étudié à diverses occasions. Toutefois, on se demande rarement comment les photographes mexicains perçoivent le monde au-del{ de leurs frontières. L’opportunité de porter un nouveau regard sur l’Europe { travers le Mois de la Photo à Paris souligne la condition transmigrante de la culture mexicaine, révélée à travers le regard de Flor Garduño, Cristina Kahlo, Raúl Ortega et Pablo Ortiz Monasterio, est naturellement liée à une Europe de plus en plus semblable aux régions qui furent un temps colonisées par leurs habitants, lesquels en s’exilant de leur continent, jetèrent les fondations non seulement de nouvelles formes de vie, mais aussi d’une partie des perspectives sous lesquelles leur pays d’origine serait un jour observé.
“Le nationalisme est une idée européenne que nous nous appliquons { copier”, disait Jorge Cuesta. Ainsi, “la véritable nature de notre idée nationale est son caractère conventionnel et fictif”, concluait-il. A en croire sa thèse, dès lors que la culture mexicaine se libérera de “l’imitation nationale”, surgira une voix propre, capable de dialoguer avec ses pairs sous d’autres latitudes. C’est ainsi que le regard des photographes mexicains présentés dans cette exposition, en suivant leur propre itinéraire, nous permet d’observer non seulement une partie de la culture européenne, ses changements et ses transitions, mais aussi, à travers l’imagination, une partie de l’autre rive de l’Atlantique.
© Alejandro Castellanos, 2008
Historien de la photographie mexicaine, Alejandro Castellanos est l’actuel Directeur du Centre de l’Image de Mexico, Conseil National pour la Culture et les Arts au Mexique.