Musée du Montparnasse 21, avenue du Maine 75015 Paris France
Le départ, le voyage et l’arrivée : ce sont les trois moments constitutifs du déplacement. Ces trois temps ont formé une foisonnante matière à réflexion pour les participants au deuxième volet de la mission Le Voyage. Au-delà du voyage comme expérience vécu, lequel a occupé durant des décennies une part de la création photographique, l’intérêt se porte ici sur la notion de déplacement en tant que sujet d’étude. Les photographes de la mission ont interrogé ces différentes pratiques liées à la mobilité en proposant des définitions possibles du déplacement : Comment les individus investissent-ils l’espace urbain?
Comment les territoires s’organisent-ils autour de ces réseaux de transport ? Quels sont les changements qui rythment la vie des individus ? Si le déplacement peut se définir comme le franchissement physique d’une distance spatiale, certains photographes l’ont appréhendé comme étant aussi un changement d’état, une évolution de l’individu au fil des âges.
Ces travaux se proposent donc d’interroger la notion de déplacement à travers ces différents regards, issus de cultures et de langues distinctes ouvrant à un panel d’interprétations et de lectures très riches.
À l’ère de la multiplication et du développement massif des moyens de transport tendant à faire oublier la distance et le temps qui séparent deux lieux, les territoires semblent s’uniformiser au point de rendre tout dépaysement impossible. La globalisation a donné lieu à une réorganisation de l’espace urbain en fonction des réseaux de transports terrestres et aériens, eux-mêmes dépendant de l’évolution des télécommunications conduisant à repenser les flux de marchandises, d’individus et d’informations. Cette accélération généralisée invite à suivre le mouvement et surtout limite les arrêts, afin de les contrôler au mieux.
La notion de territoire semble alors laisser la place à celle de trajectoire entendue comme mode alternatif d’organisation de l’espace, constitué par des lieux mais aussi des non-lieux1, des lieux de transit, ces zones engendrées par cette nouvelle géographie de l’espace qui semble s’opposer à “l’habiter“, notion qui, du moins, est à repenser au regard d’une pratique mobile des lieux. “L’habiter“ ne serait donc plus statique, mais évolutif et perçu à travers le mouvement des individus qui le traversent.
Ainsi, l’homme est contraint de suivre le rythme imposé par les flux et d’y contribuer. Le terme de déplacement, qu’on peut définir ici comme expérience régulière du nomadisme, succède petit à petit à celui de voyage, tant ce dernier vient à disparaître. Le voyage entendu comme découverte de l’autre et de l’ailleurs tend à être confondu avec son alter ego consumériste, le tourisme, permettant à l’individu de se laisser porter par un système organisationnel. La figure mythique du voyageur laisse donc la place à celle de l’usager des transports, du touriste ou bien encore du migrant ou de l’errant. À une époque où la société est à repenser en termes de mobilité, on ne peut plus appliquer la pratique de déplacement aux « voyageurs » seulement. Appartenant au quotidien de la « société à individus mobiles »2, le déplacement est aussi celui de ces déplacés, migrants à la recherche d’une vie meilleure. Car la mobilité est plus que toujours dans les esprits, placée au centre des habitudes quotidiennes, ses variations étant multiples. Vécue ou subie, elle concerne par exemple, autant le passager quotidien du métro parisien ou pékinois que le marginal, le sans-papiers, le réfugié de Sangatte ou d’ailleurs ; bref des nomades en tout genre qui ne cessent de se croiser sans jamais se côtoyer. Ces nomades arpentent les mêmes territoires, mais se distinguent par le rapport qu’ils entretiennent au temps et à la vitesse.
Alors que certains vivent l’ère de l’arrivée généralisée annoncée par Virilio3 — qui se traduit par un déplacement se limitant à l’arrivée en faisant l’économie du départ et du voyage — d’autres sont exclus de ce schéma ou encore tentent d’y résister en se marginalisant. Ces derniers sont à la recherche d’une liberté plus grande leur permettant une gestion du temps personnelle. Ainsi, pour parvenir à comprendre du moins à observer les flux, la lenteur, voire l’arrêt sont de rigueur. On pourrait se référer aux pratiques de la ville telles que la flânerie baudelairienne et la dérive situationniste, qui bien que n’étant pas contemporaines et fondées sur des principes fort distincts, invitent toutes deux à arpenter la ville hors des circuits balisés. Si la dérive est une activité ludique au même titre que la flânerie, elle se distingue de cette dernière en s’opposant à la société de consommation dénoncée par Debord4 lui-même. Ces deux pratiques permettent de voir l’ici d’un oeil nouveau et semblent être aujourd’hui encore d’actualité, à une époque où, l’intérêt n’est plus dans la découverte d’un ailleurs qui finalement ne ressemble pas moins à l’ici.
Parce que ce qui correspondrait le mieux à cet ailleurs se trouve maintenant aux portes de nos villes, dans ces zones livrées à elle-même, quasi hors contrôle. Arpenter les territoires actuels est d’ailleurs le mot d’ordre d’artistes, d’explorateurs en tout genre, et ceci afin de rendre compte des mutations s’y opèrant ou de dresser un état des lieux du paysage péri-urbain.
Ainsi, ces espaces urbains se révèlent être le terrain de prédilection des artistes contemporains — du déplacement notamment — si tant est que l’on puisse encore rencontrer des espaces naturels, comme le souligne Henri Lefebvre5 pour qui tout espace est urbanisé. Aussi, c’est en faisant appel à une temporalité en marge de celle imposée par le système des flux que ces artistes parviennent à observer le fonctionnement de la « société urbaine »6. Choisir par exemple la marche, ce mode de déplacement limité à cinq kilomètres à l’heure, c’est appréhender différemment l’environnement. Comme Jean-Jacques Rousseau le signalait : « quand on ne veut qu’arriver on peut courir en chaise de poste, mais quand on veut voyager, il faut aller à pied. 7» Marcher, c’est résister un temps au progrès, être en quête de microdécouvertes conduisant à percevoir différemment le quotidien. Si la nature a été longtemps le terrain d’investigation des marcheurs, avec l’évolution des territoires, le marcheur est maintenant urbain ou bien même « planétaire » si l’on en croit Thierry Davila8. Marcher est un acte unissant le corps et l’esprit dans un seul et même but : avancer. Mais lentement. Ce mode de déplacement n’est pas celui choisi pour les déplacements utiles, par économie de temps. Car la mobilité conduit à penser bien plus en termes de durée que de distance.
La photographie, medium de l’arrêt a été sollicitée ici pour appréhender le déplacement, outil qui pourtant, invite à contrer le rythme. C’est tout le paradoxe de ce projet que de tenter d’aborder un tel sujet semblant en appeler à l‘image en mouvement dans la lignée des road movies notamment, avec la photographie. Beaucoup de ceux qui s’y sont attelés abordent ce sujet comme un moyen de produire des images et non pas comme sujet d’étude. D’autres photographes mettent en oeuvre des tactiques afin de créer ou de recréer l’idée de temporalité, de mouvement, de cartographie, de narration au sein de travaux le plus souvent “multimedia“.
C’est comme si la photographie ne pouvait suffire pour traduire un tel sujet et que l’artiste était dans l’obligation d’en appeler à d’autres media ; c’est comme si le déplacement révélait d’une certaine manière les limites du medium photographique.
Hortense Soichet