Quelle est la bonne distance pour voir le monde ? Les trois séries du photographe israélien Amihaï Melki présentées à la galerie Hagalleria – Tel Aviv by night, Frustration, Ashdod South – partagent le même désir de le montrer, de le tirer de l’obscurité et de nous le livrer dans sa plus simple évidence. Mais toutes ces images sont aussi marquées par la même impuissance à nous le livrer entièrement. Cela tient certes à la photographie elle-même : si un certain recul s’impose pour ne pas être victime de la rutilance aveuglante du monde, il risque toutefois de le laisser se dérober. Mais cela tient aussi au réel lui-même : toujours en excès sur ses propres images, il frustre le photographe de l’objet de sa quête. Ne s’offrent alors à son objectif que les vestiges du monde, ses déchets et ses ruines. Ne reste donc qu’une corde de funambule sur laquelle Amihaï Melki avance avec élégance : tenir le monde dans des images, mais dans un écart nécessaire et inévitable, dans une position d’ « à part » qui est à la fois la voie et le péril du photographe.
C’est la pénombre – ni pleine lumière ni complète obscurité – qui illustre cette voie médiane dans Tel Aviv by night : la ville se donne et se refuse à la fois. Se partageant entre la France et Israël, l’artiste a peut-être besoin, pour appréhender son ici, d’un regard le montrant comme vu d’ailleurs. Pour se tenir dans l’ici-et-maintenant de la présence au monde, peut-être n’est-il d’autre solution que de s’en extirper et de voir les choses de l’extérieur. Ici et ailleurs, en même temps, dans un seul et même mouvement. S’y tenir, y tenir, mais à part.
Les objets de la série Frustration sont amputés de ce qui leur permet normalement de remplir leur fonction : un terrain de basket sans arceau, un abri bus dont l’accès est condamné, une chaise réduite à son armature, une carcasse de voiture aux allures de cadavre fumant. Frustration : comme si la photographie toujours, malgré sa criante évidence mimétique, était incapable d’atteindre le monde, comme si sa représentation ou sa convocation dans l’image ne pouvait se solder que par son retrait. Là sans l’être : présence et absence mêlées du réel.
Dans la série Ashdod South, qui tire son nom d’une ville en plein développement au sud de Tel Aviv, c’est le sable qui, dans la dialectique de la construction et de la destruction, porte l’ambivalence de la relation du photographe et du spectateur aux images et à la réalité. Construction et destruction urbaines d’abord : le sable est à la fois l’élément à repousser, la matière à conquérir, et la matière qui repousse, qui menace de reconquérir le territoire dégagé à force de travaux, la poussière en quoi tout se dissout. Mais aussi construction et destruction qu’opère la photographie elle-même : elle donne un visage aux choses mais au prix de l’occultation de certains de leurs aspects.
De l’aveu même de l’artiste, le caractère dramatique de certaines images, des séries Tel Aviv by night et Frustration, n’est pas intentionnel : la tâche rouge sang sur les pavés de Tel Aviv n’est que le résultat de l’éclairage du moment ; la voiture défoncée devant un grand drap de toile aux allures de décor de théâtre n’est que la conjonction fortuite d’un lieu et d’un moment. Le drame n’est donc pas dans l’intention du photographe, mais dans le regard du spectateur qui donne de la profondeur à ce qui n’est d’abord qu’une surface d’exposition du monde. Le photographe nous renvoie ainsi à notre propre distance aux images, à notre penchant à projeter du sens sur elle, à vouloir y retrouver un univers que nous ne savons peut-être pas voir pour lui-même dans sa présence ordinaire. Le drame est peut-être dans l’impasse à laquelle nous semblons condamnés : incapables de voir le réel, nous comptons sur des images qui nous le promettent mais nous le dérobent d’autant plus qu’elles en sont proches.
« A part tenir » ou l’ambiguïté du geste photographique : elle demeure ici sans réponse, et c’est là sa beauté.
Étienne Helmer
Né en Israël en 1973, Amihaï Melki a déjà eu deux expositions personnelles (Nogatsch Fine Art, Strasbourg, 2007 / Kir Oman - Pe’er, Tel Aviv , 2005) et a participé à de nombreuses expositions collectives.
Presque picturaux ses clichés, où l’attention est accordée à la lumière, à l'instant fugace et aux couleurs, parlent de réalité, de destruction et de promesse.
Les jeux d’opposition de luminosité et d’obscurité qui les peuplent empruntent au fameux clair-obscur de Rembrandt et attirent le regard par leurs contrastes appuyés savamment orchestrés.
On a parfois comparé les images du photographe à des natures mortes du XVIIe siècle, comparaison naturelle pour qui sait qu’il possède une double formation en histoire de l’art (Sorbonne et Université de Tel Aviv) et en muséologie (Ecole du Louvre).
à part | tenir propose de parcourir l’univers de l’artiste à travers trois de ses séries - Frustration, Tel Aviv by Nigh et Ashdod south .
L’exposition explore sa situation en tant que photographe à la recherche de son identité entre Paris l’Israël.
Etre « à part » et réussir à « tenir » ou « retenir » avec les photographies