Espace Khiasma 15 rue Chassagnolle 93260 Les Lilas France
INSTALLATIONS PHOTOGRAPHIQUES ET SONORES
"On me parle de progrès, de réalisations, de maladies guéries, de niveaux de vie élevés audessus d'eux-mêmes. Moi, je parle de sociétés vidées d'elles-mêmes, de cultures piétinées, d'institutions minées, de terres confisquées, de religions assassinées, de magnificences artistiques anéanties, d'extraordinaires possibilités supprimées. On me lance à la tête des faits, des statistiques, des kilométrages de route, de canaux, de chemin de fer. Moi je parle de milliers d'hommes sacrifiés au Congo-Océan. Je parle de ceux qui, à l'heure où j'écris, sont en train de creuser à la main le port d'Abidjan. Je parle de millions d'hommes à qui on a inculqué savamment la peur, le complexe d'infériorité, le tremblement, l'agenouillement, le désespoir, le larbinisme. On m'en donne plein la vue de tonnage de coton ou de cacao exporté, d'hectares d'oliviers ou de vignes plantés. Moi je parle d'économies naturelles, d'économies harmonieuses et viables, d'économies à la mesure de l'homme indigène désorganisées, de cultures vivrières détruites, de sous-alimentation installée, de développement agricole orienté selon le seul bénéfice des métropoles, de rafles de produits, de rafles de matières premières." AIMÉ CÉSAIRE, DISCOURS DU LE COLONIALISME, 1950
DEPUIS QUELQUES ANNÉES, PLUSIEURS ÉVÈNEMENTS ONT SUSCITÉ DES DÉBATS VIFS, ET PARFOIS CONFUS, SUR LE PASSÉ COLONIAL DE LA FRANCE : LA LOI CONTROVERSÉE DU 23 FÉVRIER 2005 SUR « LE BILAN POSITIF DE LA COLONISATION », LA SORTIE DU FILM INDIGÈNES, LE DÉBAT SUR LA DISCRIMINATION POSITIVE, LE DISCOURS DE NICOLAS SARKOZY SUR « L’HOMME AFRICAIN » À DAKAR, L’APPEL « DES INDIGÈNES DE LA RÉPUBLIQUE ».
L’histoire coloniale, longtemps occultée, résonne aujourd’hui encore. Une histoire mal connue, mal digérée qui nous interroge sur nos difficultés à vivre ensemble et à accepter les populations issues des immigrations post-coloniales comme faisant partie intégrante de notre société. Les discours actuels sur le déclin de la France, les crispations sur les questions d’identité nationale, révèlent des peurs individuelles et collectives face à un contexte mondialisé. Les rapports de force se déplacent. La France a perdu la place prépondérante qu’elle avait acquise avec la colonisation. Faut-il pour autant regretter « le temps béni des colonies »? QUELLES TRACES RESTE-T-IL AUJOURD’HUI EN FRANCE DE CE PASSÉ COLONIAL ?
NOUS NOUS SOMMES INTERROGÉS SUR CETTE MÉMOIRE ET SUR LES SIGNES QUI SUBSISTENT SUR NOTRE TERRITOIRE. YO-YO GONTHIER A PHOTOGRAPHIÉ DEPUIS 2003 DES MONUMENTS, DES PLAQUES COMMÉMORATIVES, DIVERS OBJETS, FAISANT RÉFÉRENCE À LA COLONISATION.
La plupart sont des monuments aux morts. Un certain nombre évoquent le sacrifice des soldats coloniaux. Des la conquête, la France s’est en effet appuyée sur ces hommes pour asseoir sa domination. Ils ont également payé un lourd tribut lors des deux Guerres mondiales. Des « indigènes » ont ainsi combattu pour la France des conquêtes jusqu’aux indépendances. D’autres monuments célèbrent ceux qui se sont consacrés à la construction de l’Empire. Ils présentent différents degrés d’apologie de la colonisation. Enfin, un dernier type de monument, beaucoup plus rare, rend hommage à des hommes qui ont combattu ce processus de domination, ou dénonce l’attitude des autorités françaises envers les peuples colonisés. DANS L’IDÉE D’UN DIALOGUE AVEC LES PHOTOGRAPHIES, L’ÉCRIVAIN SOPHIE MAURER A ÉCRIT DE BREFS TEXTES DE FICTION QUI RENDENT COMPTE D’UNE DIVERSITÉ DE PARCOURS, DE POINTS DE VUE ET DE VÉCUS LIÉS À CES CONFLITS.
Inscrits dans un registre plus intime, ils évoquent différents protagonistes de cette histoire, y compris ceux qui sont si rarement cités dans ces monuments officiels, pour interroger sous une forme littéraire les relations qui se nouent entre mémoire, histoire et temps.
EN COMPLÉMENT DE L’INSTALLATION QUI RÉUNIT CES PHOTOGRAPHIES ET CES RÉCITS, NOUS AVONS IMAGINÉ UN SALON COLONIAL, REPRENANT LA FORME ACCUMULATIVE DES CABINETS DE CURIOSITÉS.
Nous y présentons la matière documentaire assemblée depuis plusieurs années autour de ce projet : des reproductions d’affiches ou de cartes postales datant de l’époque coloniale, des objets, des chansons, des articles de journaux, des livres, renvoient au contexte dans lequel ces monuments ont été érigés. Cette documentation permet aussi de mesurer combien la colonisation a marqué la culture française.
L’un des enjeux de ce projet serait de dépasser les douleurs partisanes et de prendre conscience des souffrances endurées par chacun. Chaque groupe impliqué dans la colonisation revendique la reconnaissance de sa place dans le récit national. Cela se manifeste entre autres à travers la réalisation de monuments. Depuis quelques années, une certaine fièvre commémorative s’est d’ailleurs développée. Dans ce contexte, certains demandent à la France réparation pour les crimes commis dans le cadre de sa politique coloniale. D’autres tentent de réhabiliter l’Empire, quitte à nier, ignorer ou relativiser les douleurs et les injustices engendrées par ce système.
Ces différents points de vue sont souvent intimes, affectifs, liés à des parcours individuels ou familiaux.
Les politiques de commémoration ne suffisent pas à apaiser les blessures mémorielles nées de cette Histoire.
Parfois, ces monuments peuvent même raviver la guerre des mémoires. Comme le souligne Eric Savarese, « lorsque les troubles du présent sont convertis en enjeux de mémoire, la célébration peut constituer un obstacle à la compréhension.
Dire la mémoire de façon solennelle et multiplier les commémorations officielles n’apportent rien si les traumatismes ne sont pas expliqués. »1 Nous ne défendons en rien le processus colonial, système de domination politique, économique et culturelle, qui contredit le principe fondamental d’égalité. Certains prétendent que les braises sont encore chaudes et qu’il ne faut pas les ranimer. Sans véhiculer un discours repentant et stérile, mais en restant lucides sur les exactions commises au nom de la colonisation, nous pensons que ces mémoires, ces histoires, aussi contradictoires et douloureuses soient-elle, doivent être révélées et partagées.
LE TRAVAIL PHOTOGRAPHIQUE DE YO-YO GONTHIER NOUS QUESTIONNE SUR CE PASSÉ ET SUR SES RÉMINISCENCES.
CES MONUMENTS NE SONT QUE DES PANSEMENTS SUR DES PLAIES MAL CICATRISÉES.
S’ils permettent parfois une reconnaissance publique des souffrances vécues, ils ne doivent pas se substituer au travail des historiens, essentiel pour accéder à une compréhension véritable de ce qu’a été l’histoire coloniale de la France.
Nous espérons que ce projet amènera le public à poursuivre cette réflexion, à nuancer son jugement sur cette période complexe et à s’appuyer sur la diversité des recherches qui s’y rapportent. Cette exposition permettra peut-être d’ouvrir un espace de dialogue et d’atténuer certaines intolérances qui se sont transmises jusqu’à nos jours.
Marie Guéret, Coordinatrice du projet OUTRE-MER, 22 mars 2008